Il y a un an, à la même période, la Tunisie préparait son entrée dans le mois de ramadan. Des similitudes sont réapparues ou ont persisté en cette année 2024, quant à l’accès aux biens de consommation courants. Une tendance qui frappe certaines denrées prisées pendant ce temps spécial de jeun et de prière. La comparaison ne s’arrête pas là.
Par Jean-Guillaume Lozato *
Mars 2023 avait été l’occasion d’une grande polémique déclenchée par et autour de la série télévisée réalisée par Sawssen Jemni. Un assemblage d’épisodes réunis sous le titre de ‘‘Fallujah’’, appelé ainsi du nom de la ville irakienne décimée par les bombardements. Une désignation choisie pour plonger le téléspectateur dans l’intrigue, le malaise, l’incertitude.
Partant de la situation économique actuelle, tout n’est qu’attente sur l’espace de vie local. Les montants des salaires ne décollent pas, les promesses d’emploi s’évaporent, les perspectives d’avenir jouent à cache-cache avec les jeunes. Avec pour corollaire l’instabilité et la montée des obscurantismes incultes.
A l’origine d’un contexte morose
En s’appuyant sur ces composantes, il n’est pas surprenant du tout que la récente filmographie tunisienne repose désormais sur deux principes. Soit le déni ou l’oubli par l’humour, au moyen de comédies (‘‘Awled el-hay fi-Dubaï’’, ‘‘Sabek el-Khir’’, ou bien encore ‘‘Super Tounsi’’), ou de sitcoms ingénus (‘‘Lella Cinderella’’ infantilisant celles et ceux qui regardent. Soit sur la gravité des sujets à l’image du film documentaire ‘‘Les filles d’Olfa’’ de Kaouther Ben Hania coproduction franco-tunisienne-germano-saoudienne.
Le problème qui s’est posé l’an dernier a été la diffusion d’une série ni crédible ni légère mais liée à la provocation selon bien des critiques cinématographiques ou selon des Tunisiens lambda. Cette réalisation de Sawssen Jemni a bousculé les habitudes ramadanesques tunisiennes. La sérénité et le recueillement ont laissé place au stress, à la colère, à une violence des échanges guidée par une sorte de vent de panique.
De cette façon, le bouleversement n’a pas été que télévisuel. Il a agi activement sur le plan sociétal, à défaut d’influer vraiment culturellement.
Les causes d’un tel mouvement de fond sont en premier à rechercher dans la sphère de vie collective, sur un territoire marqué par une désillusion post-révolutionnaire. Il est vrai que la situation économique y est plus ou moins identique à celle de l’an dernier, moment de cette révélation audiovisuelle. La pénurie de bananes avait sévi, alimenté – du moins abstraitement ! – les conversations. Elle a laissé la vedette à d’autres soucis : l’autoritarisme reproché à un gouvernement s’axant de plus en plus souvent sur l’hyperprésidence, les dénonciations à propos des libertés d’opinion et d’expression…
Logiquement, les conséquences ont été d’abord une curiosité suscitée par une production télévisée iconoclaste, malmenant les réalités du monde enseignant au travers d’un scénario se déroulant dans un lycée rebelle, avec des acteurs campant des personnages polémiques, dépravés, voire en phase avec une délinquance assumée inédite. Très peu de temps après, un vif mouvement de contestation s’est emparée de l’opinion publique, jusqu’à créer une polémique nationale de premier plan. Quelle attitude privilégier semble représenter un message indirect déclinant des possibilités allant du libertinage au liberticide. La démocratie est une énigme à résoudre au terme d’une course d’obstacles politiques autant institutionnels qu’humains.
La psyché tunisienne après ‘‘Fallujah’’
Quelle issue à envisager : un prolongement ? Ou des solutions ? En élargissant le champ d’action et de visibilité de la Tunisie à l’Afrique du Nord dans son ensemble.
Rechercher une problématique se présente comme une mission à accomplir à la fois vis-à-vis de ‘‘Fallujah’’ et envers la société tunisienne, plus précisément sa jeunesse. La psyché tunisienne se voit-elle contrainte à un examen de conscience? Il semblerait que le peuple ait été testé sur ses limites exprès pour le mois sacré d’une religion inscrite officiellement dans la Constitution en deux occasions nettes.
Une dynamique de groupe est nécessaire pour les Musulmans immensément majoritaires chez les Tunisiens comme chez les Nord Africains en général. Une étape d’autocritique donc.
Puis après cette réflexion personnelle, le droit à exercer son sens critique interviendrait. Aussi bien culturellement et spirituellement que sur le plan économique. Des dynamiques d’entrecroisements existent, notamment à travers divers cercles de réflexion.
À partir de là, il faudra avoir la sagesse de garder à l’esprit que comparaison ne signifie pas forcément compétition. Le Grand Maghreb reste encore une chimère à construire, avant même sa consolidation en maquette de projet. Entre les malentendus politiques, les réalités linguistiques, les outils de communication et la faible intensité des échanges commerciaux intra-maghrébins.
Une série qui a valeur d’avertissement
La série télévisée incriminée l’an dernier au niveau national a constitué un avertissement. À destination de tout(e) citoyen(e). Pour chaque type de croyant(e). Pour toutes les générations et catégories socioprofessionnelles.
La Tunisie a une chance à la base : sa diaspora récemment titrée et la conciliation de la croyance et de la laïcité, exceptionnelle en terre d’islam, à l’exception de la Turquie. Un scandale comme celui provoqué par la fiction évoquée ici a effrayé le public d’un pays jusque-là peu habitué aux excès flagrants de la jeunesse en matière de toxicomanie, de délinquance, de libéralisation excessive des mœurs (allant par exemple jusqu’à la prostitution), de l’irrespect de l’autorité. Ce tout dernier détail est à souligner car les enseignants tunisiens vivent une période des plus compliquées socialement et financièrement.
La Tunisie est un pays pas forcément hybride en comparaison avec les quatre autres pays du Nord de l’Afrique, mais intermédiaire. Un pays différent, par exemple, de la Libye plus bédouine et aux hydrocarbures bien utiles. Différent du Maroc où les cas d’apostasie sont sévèrement réprimés, où il y a une culture du paradoxe, du contraste. Différent de l’Algérie qui a fait édifier la plus grande mosquée d’Afrique, pays de contradiction et de non-sens où la «réislamisation» effectue une vraie course contre la montre, avec dans le même temps la prolifération des églises en Kabylie toutefois fermées de force par les autorités d’après les récits des régionaux… l’Algérie, la sévérité de sa caste militaire et malgré cela l’éclosion du phénomène protestataire du Hirak, aujourd’hui essoufflé. Espérons que le Hirak n’opérera pas une mutation en Irak, pour éviter qu’après ‘‘Fallujah’’ vienne ‘‘Bagdad’’, Bagdad sous occupation américaine!
Un objectif arrive pour le moment : ni intolérance ni anarchie.
Donnez votre avis