68 ans après l’indépendance, la Tunisie se cherche toujours

Le 20 mars est une journée historique en Tunisie, même si la Tunisie officielle actuelle ne la célèbre pas avec la solennité et le faste requis. C’est la date de l’indépendance du pays après 75 ans de protectorat française. Soixante huit ans sont déjà passés depuis 1956. Où en est-on aujourd’hui des rêves et des aspirations des Tunisiens?

Par Raouf Chatty *

L’indépendance tunisienne a été arrachée au terme de combats et de sacrifices de tout un  peuple, conduit par des militants engagés et charismatiques, sous la férule d’un grand leader, Habib Bourguiba.

Homme d’exception, clairvoyant et sage, Bourguiba a su diriger son combat contre la France coloniale, au nom des valeurs universelles de la Révolution française de 1789, un combat mené sans haine pour la souveraineté nationale, l’indépendance, la liberté et le développement.

Dans tous ses combats, Bourguiba a su allier pression et diplomatie, avec une stratégie visionnaire, menée au nom de l’indépendance dans l’interdépendance. Et qui a donné ses fruits : l’indépendance et la création d’un État moderne, plaçant la personne humaine, sa dignité, tout comme la sécurité du pays, sa stabilité, son invulnérabilité et son développement au centre de la politique de l’État.

En soixante huit ans, nous avons eu affaire à plusieurs Tunisie, la première celle de l’indépendance,  de l’abolition de la monarchie beylicale et de la fondation de la République, le 25 juillet 1957, de la promulgation de la Constitution du 1erjuin 1959, de la création des institutions de l’État républicain moderne, de la promulgation du Code statut personnel, le 13 août 1956, le premier texte du genre dans le monde arabe et musulman, qui a libéré la femme des chaînes de l’ignorance, de la soumission et de la marginalisation sociale et économique et libéré, du même coup, la moitié des énergies d’une société de progrès.

Plusieurs Tunisie…

Cette ère était également marquée par la primauté de l’école, la généralisation de l’éducation et de sa gratuité pour tous, l’impulsion de l’ascenseur social, le combat contre la pauvreté, le développement économique et social, le rayonnement diplomatique du pays dans la défense des causes justes sur la scène internationale, notamment celle de la Palestine. 

La seconde Tunisie est celle du président Zine El Abidine Ben Ali, inaugurée par le premier «coup d’état médico-légal» de l’histoire, le 7 novembre 1987. Au cours du règne autoritaire de cet homme d’Etat issu de l’armée, la Tunisie a, de l’avis des observateurs politiques honnêtes et des institutions internationales crédibles, enregistré des progrès économiques et sociaux, en dépit de ses défaillances en matières de libertés et de droits politiques. 

La troisième Tunisie est celle qui a débuté avec la Révolution de Janvier 2011. Pendant dix ans, elle a sombré dans une atmosphère de gabegie généralisée, entraînée dans une spirale de conflits idéologiques, d’instabilité politique, de convulsions sociales et de crises économiques, enregistrant des résultats négatifs dans tous les domaines, à l’exception de celui des droits et des libertés.

Sous l’égide des islamistes d’Ennahdha et de la Constitution de 2014 que ces derniers ont réussi à faire voter par leurs alliés et vassaux, le pays s’est transformé progressivement en une république bananière, qui a tourné le dos au progrès pour s’enfermer dans des logiques sectaires alimentées par la religion. La conséquence a été un grand malaise social, aggravé par un déclin économique, un appauvrissement des classes moyennes et une rétrogradation du statut diplomatique international d’un pays devenu, pendant plusieurs années, l’un des principaux pourvoyeurs de terroristes dans les zones de tension.

La quatrième Tunisie est celle du président Kaïs Saïed, élu en novembre 2019 et qui, en juillet 2021, à la faveur d’un tour de force constitutionnel, a éjecté les islamistes du pouvoir et lancé, avec l’appui de larges franges de la population, la lutte contre les lobbys de la corruption. Dans la mission de restauration de l’Etat qu’il revendique haut et fort, il a fait promulguer une nouvelle constitution, en 2022, qui lui octroie tous les pouvoirs et affaiblit tous les contrepouvoirs (parlement, justice, médias…)

Un même goût d’inachevé

Ce faisant, le pays reste embourbé dans les crises économiques et sociales, peine à se sortir de ses problèmes et souffre toujours d’un manque de confiance entre un pouvoir politique de plus en plus personnifié et des opposants qui dénoncent une dérive autoritaire, et dont beaucoup sont actuellement en prison, poursuivis en justice pour complot contre la sûreté de l’Etat. «Procès politiques», crient leurs partisans, et leurs avocats parlent de «dossiers vides», alors que le président Saïed continue de pousser son avantage et de préparer sa réélection pour un second mandat à la fin de cette année, sur un fond de crise économique et financière et de pénuries de toutes sortes, aggravées par un contexte mondial volatile.  

Voilà où nous en sommes aujourd’hui. En soixante huit ans d’indépendance, la Tunisie a eu suffisamment de temps et de moyens pour faire état d’un bien meilleur bilan qui lui aurait permis de sortir du club des pays sous-développé ou en développement comme on aime les qualifier aujourd’hui par un doux euphémisme. Elle a malheureusement raté le coche. A l’exception de la révolution que Bourguiba a pu accomplir au profit de la femme et des avancées économiques, somme toute timides, réalisées par Ben Ali, le pays a pratiquement tout raté. Et, surtout, sur le plan politique. 

La Révolution de 2011 était censée changer la donne mais elle n’a pas été à la mesure des espoirs d’un peuple qui, à l’instar de ses dirigeants, n’a pas toujours fait les bons choix. Et il ne peut aujourd’hui, au terme de soixante-huit ans d’indépendance, continuer de se défausser sur les autres. Il est temps qu’il se ressaisisse, fasse un bilan objectif de ses erreurs et se remette de nouveau sur la voie du progrès, celle montrée par les pères fondateurs de l’État moderne et dont il s’est, entretemps, éloigné.

* Ancien ambassadeur.  

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