La ‘‘Muqaddima’’ d’Ibn Khaldoun sur le registre de la Mémoire du Monde de l’Unesco

Un collectif d’universitaires et d’intellectuels tunisiens et étrangers s’est constitué à Paris en mars 2024 autour du projet d’enregistrer la ‘‘Muqaddima’’ du savant tunisien Ibn Khaldoun dans le registre de la Mémoire du Monde de l’Unesco. Un ancien projet ressuscité

Pr. Abdelhamid Larguèche *

Ce collectif, animé par le professeur et historien Abdelhamid Larguèche, comprend d’éminentes personnalités dont Gabriel Martinez-Gros, grand islamologue français, Elyès Jouni, économiste et administrateur de l’Institut Universitaire de France et d’autres intellectuels et gens des lettres, a dressé à l’Unesco un argumentaire où sont développés les principes et arguments en faveur de cette inscription.

Parallèlement à Paris, un collectif est en cours de constitution à Tunis même sous la houlette de Beit Al-Hikma avec la sollicitation d’académiciens et historiens de notoriété dont Mahmoud Ben Romdhane, Abdelmajid Charfi, Yadh Ben Achour, Abdelhamid Hénia, Faouzi Mahfoudh, Lotfi Aïssa et bien d’autres.

Aventure du savoir et de la mémoire

Les organismes en charge du patrimoine autour du ministère des Affaires culturelles, l’Université Tunisienne avec la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités en tête, ainsi que les acteurs de la société civile dans la médina de Tunis, sont impliqués dans cette nouvelle aventure du savoir et de la mémoire.

La ‘‘Muqaddima’’, traduite sous le nom de ‘‘Prolégomènes’’, occupe une place à part dans l’œuvre du savant musulman. Cette œuvre connut une destinée particulière : publiée à partir de 1377 et proposée sous forme de copies aux divers princes que le savant rencontrait durant ses périples et itinérances entre Tunis, Fès, Cordoue et le Caire, elle fût considérée par ses contemporains mêmes comme une œuvre à part entière qui développait une méthode et une conception nouvelle de l’évolution des sociétés humaines fondée sur la logique et la raison.

Folios du manuscrit de Leiden. / Buste de bronze d’Ibn Khaldoun au Musée national arabo-américain.   
La délégation du collectif reçue à l’Unesco par le secrétaire général adjoint le 21 mars 2024.

La redécouverte de la ‘‘Muqaddima’’ par les élites intellectuelles du Maghreb et de l’Égypte au XIXe siècle constitua un tournant dans la pensée réformiste dans un contexte de défi colonial. Cette résurgence de l’œuvre et de son auteur, assurée en grande partie par les écoles orientalistes française et anglaise grâce aux premières éditions de l’œuvre et ses multiples traductions.

Ces premières traductions ont éveillé l’attention des Maghrébins qui découvrirent qu’ils possédaient dans leur propre patrimoine écrit les outils de leur entrée dans la modernité et de leur propre émancipation.

Symbole d’une renaissance arabe

Ainsi se dessinait la destinée d’une œuvre et de son auteur qui allait élever Ibn Khaldoun au rang de symbole d’une renaissance arabe postulée et au-delà des frontières arabes. L’Espagne l’adopta et revendiqua à son tour sa part de cet héritage.

Un long processus complexe d’appropriation et de patrimonialisation de l’homme et de l’œuvre est entamé et transmis de génération en génération, principalement à Tunis (ville de sa naissance) et qui culmina en 2006, date de la commémoration du six-centième anniversaire de sa mort (1406).

En effet, la naissance de la première association culturelle tunisienne moderne Khaldounia en 1896 correspond à une première mise en œuvre consciente et organisé d’une stratégie de patrimonialisation à vocation identitaire qui aboutit à une appropriation élargie et sans cesse reformulée dans le contexte postcolonial.

La statue d’Ibn Khaldoun a pris une place centrale dans la ville moderne de Tunis, détrônant celle du Cardinal Lavigerie, jadis occupant l’entrée de la médina. La maison réputée de sa naissance est intégrée dans un circuit de tourisme culturel de la médina de Tunis, ainsi que l’école coranique de son enfance située à Tourbet El-Bey.

Génie aux multiples appartenances

Mais Ibn Khaldoun, tout Tunisien qu’il était ou qu’il est devenu par la volonté d’une politique patrimoniale nationale, fait l’objet de plusieurs sollicitations du fait même de ses incessants périples et de ses multiples appartenances.

Les élites espagnoles à Séville et dans la région d’Andalousie se sont appropriées sa mémoire, lui le Sévillan d’origine et elles lui ont organisé un congrès international accompagné d’une exposition mémorable, à laquelle ont pris part les pays du Maghreb et l’Égypte.

L’appel, lancé à Tunis en 2017, de classer conjointement la ‘‘Muqaddima’’ d’Ibn Khaldoun dans la liste de la Mémoire du Monde, et depuis oublié, constitue une première réponse à ces mémoires partagées et souvent rivales entre les deux rives de la Méditerranée et même souvent sur la même rive.

Rendre hommage à cet esprit universel, économiste, historien, politologue et sociologue est un devoir de mémoire et de reconnaissance face à un génie qui a appartenu à tout ce monde méditerranéen et arabe. Les pays qui l’ont adopté seront fiers de cet enfant des routes et du voyage qui a su affronter la pire des pestes de l’époque, la peste noire et ses répliques qui ont décimé le tiers de la population du monde ancien.

Les auteurs de l’appel s’apprêtent à organiser une série de manifestations scientifiques et culturelles afin de préparer l’opinion locale, nationale et mondiale à cet événement historique : l’inscription conjointe de la ‘‘Muqaddima’’ sur la prestigieuse liste de la Mémoire du Monde.

* Historien, coordinateur de l’initiative.

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