En lice pour le Prix Comar : Saber Mansouri et l’illusion française

Dans son quatrième roman ‘‘Paris est une dette’’ (éd. Elyzad, Tunis 2024, 208 pages), Saber Mansouri puise dans son propre vécu pour raconter les tribulations d’un étudiant tunisien dans une «ville qui n’estime pas ceux et celles qui la désirent».

Par Latif Belhedi

Le titre paraphrase celui du célèbre roman ‘‘Paris est une fête’’ où Ernest Hemingway raconte son séjour, dans les années 1920, dans la capitale française où il vécut, disait-il, «pauvre mais heureux».

Ce n’est pas le cas du narrateur de ‘‘Paris est une dette’’, le jeune tunisien Nader, débarqué de sa Montagne Blanche dans le Paris d’aujourd’hui pour soutenir une thèse de doctorat à la Sorbonne sur le verbe et la piété chez Bossuet et qui, pour pouvoir s’inscrire à l’université  et avoir une carte de séjour au pays de Bossuet a besoin d’une lettre d’accueil signée par, Alphonse de Bonté, son directeur de thèse, document qui lui permettra d’obtenir un visa d’études «perle rare par les temps qui courent et cette atmosphère qui sent le renfermé, la moisissure et la décadence de la France», lui dit-il, lors de leur première rencontre. Et parce que «l’université ne vous donnera jamais une bourse d’études pour un sujet pareil», il lui conseille de choisir un autre sujet, puis lui propose tout de go de l’épauler pour traduire  de l’arabe les ‘‘Epitres des Frères de la pureté’’ dans la perspective d’une publication dans une prestigieuse collection. «En plus de la traduction qui est bien payée, vous aurez vingt-cinq pour cent de ce que je toucherai», lui lance-t-il. C’est la condition pour l’inscrire en thèse et lui donner les attestations nécessaires pour les papiers, à commencer par la carte d’étudiant. Il n’y a donc plus de choix possible. C’est à prendre ou à laisser…

Le boucher des illusions

«A Paris, l’abandon est une guillotine qui t’anéantit, il faut faire comme les anciens Chinois, dire oui, jamais non, savoir composer avec l’adversité tout en douceur, bien entendu», lui dira Hafid, le Marocain, l’un des deux veilleurs de nuit à l’hôtel (le second est Tunisien) où il a passé les sept premières nuitées après son arrivée à Paris, et qui garde l’hôtel la nuit et écrit sa thèse la journée. «Au fond, ajoute-t-il, je suis un ingrat, un homme perdu, séduit par le verbe et l’illusion française? La peine est mon salaire pour survivre dans cette ville hostile, une capitale qui a ce pouvoir inouï de te faire oublier ton âme et l’endroit d’où tu viens».

Ce sera aussi, on l’a compris, le destin de Nader qui multipliera les petits boulots dans les hôtels pour survivre et boire le verre de la désillusion jusqu’à la lie. Il travaillera dans un hôtel, un restaurant et une boucherie, métier qu’il avait exercé au pays aux côtés de son père.

 «Paris est la demeure de la désillusion, pensai-je, c’est une ville qui n’estime pas celles et ceux qui la désirent», dira le narrateur vers la fin de ce qui est vécu comme une descente en enfer. Alors que les mots de Yahya, le gardien de nuit des échoppes de la Montagne blanche, d’où il était venu, le mettant en garde, à la veille de son départ vers la France, résonnent encore dans son esprit : «Ne jamais perdre de vue la réalité, mon enfant; n’oublie pas d’où tu viens, n’invente pas un destin qui n’est pas le tien, ne te mens pas à toi-même, évite de devenir un illusionniste sans pouvoir magique, un ambitieux sans le sou». Et ce sont exactement les pièges où il s’est laissé tomber. Il se souviendra longtemps de ce qu’un policier a lancé à son collègue, en feuilletant son passeport à son arrivée à l’aéroport Roissy-Charles-De Gaulle : «Ces jeunes sont fous, ils quittent leur pays pour faire des études et finissent par devenir livreurs Uber Eats ou veilleur de nuit dans des hôtels miteux».

Le sac de la Parisienne

‘‘Paris est une dette’’ se lit d’une seule traite. L’humour aidant, souvent corrosif, on apprécie les analyses socioculturelles dont le narrateur enrichit son récit : le contact entre l’Arabe et l’Européen, Français de surcroît, n’est pas exempt de malentendus, de sous-entendus, et même de partis-pris, le racisme implicite, sous-jacent et non moins perfide, n’est jamais loin, comme dans la scène de la Parisienne, dans un bistrot, qui fait tout un ménage pour essayer de mettre son sac à main hors de portée de l’Arabe assis dans la table à côté. Des pages succulentes qui font à la fois rire et pleurer.

Né en 1971 en Tunisie, disciple de Pierre Vidal-Naquet, helléniste et arabisant, Saber Mansouri enseigne actuellement à l’École pratique des hautes études. Il est le fondateur de la collection “Maktaba-Bibliothèque” chez Fayard en 2003, destinée à faire connaître des textes inédits de la culture arabo-musulmane. Il a également publié divers articles dans des revues spécialisées.

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