Tunisie : Bourguiba, ombres et lumières  

Vingt-quatre ans après sa mort, Bourguiba continue à être l’objet de houleux débats, à alimenter les polémiques et à cliver. Dès qu’on en évoque la mémoire, on est constamment dans l’outrance, jamais dans un discours apaisé et serein. Ainsi, si ses détracteurs, qui sont loin d’être de vrais démocrates, ne voient en lui qu’un «méchant despote», ses zélateurs ne jurent que par le «père de la nation», «le libérateur de la femme», le «réformateur», lequel, selon une «militante» qui claironnait l’autre jour à la télé, d’une manière éhontée, aurait été «le premier à avoir créé des hôpitaux et des écoles» dans notre pays.

Par Salah El-Gharbi *

Ces deux narratifs partisans, qui depuis treize ans dominent le discours politique, au lieu de nous éclairer sur notre passé pour mieux construire l’avenir, n’ont fait que troubler notre perception de l’histoire contemporaine du pays et contribuer, ainsi, à abuser les nouvelles générations en leur offrant de notre passé politique une image contrastée d’un Bourguiba, «immaculée», pour les uns et «sombre», pour les autres.

Pis encore, depuis, le 14/01/2011, la mémoire de Bourguiba est souvent entretenue pour être instrumentalisée et utilisée, par certains, afin de donner une certaine légitimité à leurs discours. Devenue un instrument d’autopromotion médiatique, cette mémoire est souvent réduite à un ensemble de stéréotypes qu’on débite dans l’espoir de titiller l’imaginaire d’une partie des seniors dont on solliciterait les suffrages.

Plusieurs «Bourguiba»

Aujourd’hui, après les débats sectaires et les discours brumeux de la dernière décennie, il est temps que les passions cèdent la place à la raison, que la lucidité l’emporte sur l’aigreur et le dépit et qu’on tourne le dos à ces récits débilitants qui tendent à nous vanter, souvent d’une manière caricaturale, le supposé glorieux règne de Bourguiba.

D’ailleurs, c’est faute d’avoir fait un diagnostic sincère, minutieux et serein du régime «Bourguiba-Ben Ali» et de ne pas avoir établi un vrai bilan de ses manquements durant 55 ans, que la transition démocratique a échoué d’une manière lamentable, puisqu’au bout de 14 années de tâtonnement, de tergiversation, on a le sentiment de patauger, voire, diraient certains, d’avancer en reculant.  

Par conséquent, il est temps d’admettre qu’il y avait plusieurs «Bourguiba». Outre le leader et le stratège politique, il y avait aussi l’homme de pouvoir qui, il faut le reconnaître, s’était imposé à la tête de la nation avec les prérogatives d’un «Bey républicain», lequel allait être, plus tard, sacré à vie. Fragilisé par son conflit avec Salah Ben Youssef, il était condamné à manœuvrer pour ne pas perdre la main. Mais, il se trouve que ses réponses n’étaient pas les plus judicieuses : la bataille de Bizerte provoquée pour se rabibocher avec les yousséfistes avait été un fiasco total dont les conséquences étaient dramatiques pour le pays.

Certes, les positions de Bourguiba et ses réformes sur les questions sociétales étaient, bel et bien, avant-gardistes. Mais cela ne suffit pas pour nous faire oublier le raidissement du régime et la fragilisation du pouvoir central au profit d’une cour cupide et opportuniste dont les agissements n’avaient contribué qu’à accélérer la faillite politique du «Zaïm».

Trahi par sa santé, enivré par une sorte de mégalomanie, Bourguiba avait fini par perdre de sa clairvoyance. Il a échoué, là où Léopold Sédar Senghor, son contemporain, a réussi. Ce dernier, tout en étant dur, avait su doter son pays d’institutions stables et fiables qui lui ont survécu et qui ont permis d’assurer à l’Etat une certaine stabilité politique. Si le mois dernier, suite à la décision de l’ex-président de reporter les élections, le Sénégal a réussi à surmonter une grave crise politique, cela est dû aussi bien à la vigilance populaire qu’à une certaine culture démocratique et institutionnelle, fruit d’un long et laborieux travail en amont assuré par Senghor.

Miné par les contradictions

Ni le 7/11/1987, ni 14/01/2011 n’auraient jamais eu lieu, si le pouvoir bourguibien n’était pas arrogant, insouciant et, par conséquent, irresponsable. Le plus tragique, c’est que cette attitude désinvolte semble avoir fait des émules et tous ceux qui, depuis le départ du «Président», ont occupé le Palais de Carthage ne semblaient pas avoir tiré de leçons de la fin peu glorieuse du «Combattant suprême».

Certes, «Bourguiba avait libéré la femme», mais avait-il libéré le Tunisien, fait de lui un citoyen actif, mâture et responsable et non un «sujet» ? Certes, il avait «généralisé l’enseignement», lutté contre l’ignorance et les traditions rétrogrades qui accablaient la population, mais lui, l’ancien avocat, n’aurait-il pas dû choisir, plutôt que d’édifier un régime répressif, méprisant l’Etat de droit, de protéger les citoyens contre l’arbitraire d’un régime policier brutal et inique? 

Ces derniers temps, il est surprenant d’apprendre que certains intellectuels cherchent à donner une assise doctrinaire à la gestion bourguibienne de la chose publique comme de faire, à titre d’exemple, un rapprochement entre les choix politiques du fondateur du Néo-Destour et la pensée de Tocqueville. D’autres vont encore plus loin et se risquent même allant jusqu’à parler de «philosophie bourguibienne».

Loin de ces extrapolations, il faudrait reconnaître que Bourguiba était un homme pragmatique et non un homme de réflexion. De nature complexe, il est miné par les contradictions, ballotté entre rationalité et passion, certitude et doute, tendresse et violence…

En fait, cet homme fougueux et tourmenté, à la destinée singulière, est un vrai personnage de roman. Désormais, au-delà de l’homme politique, c’est dans les méandres de l’âme de l’individu qu’il faudrait aller dénicher les secrets.

Par conséquent, malgré le nombre important d’ouvrages consacrés à Bourguiba, la vraie biographie qui éclairerait, sans parti pris, les zones d’ombres, celles qui entourent aussi bien l’homme que le politique, reste à écrire.

* Romancier et analyste politique.

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