La Russie est un grand pays qui défend ses intérêts, tout comme les Etats-Unis le font. Il n’y a donc pas lieu de diaboliser l’un ou l’autre, et dans les rapports internationaux les différences entre dictatures et démocraties s’estompent. L’Amérique avait occupé l’Irak en violant les mêmes lois internationales qu’il reproche aujourd’hui à la Russie de transgresser en Ukraine.
Dr Mounir Hanablia
En 2011, le gazoduc Nord Stream 1 permettant l’acheminement de gaz russe en provenance de Sibérie vers l’Allemagne sous la mer Baltique était mis en service. Début février 2022, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, l’Allemagne annonçait son retrait de Nord Stream 2, le second gazoduc déjà construit mais qui, de par la décision du chancelier Olaf Scholze, n’entrera ainsi pas en service. Et en septembre de la même année quatre explosions sur le trajet des deux gazoducs déjà hors service au sud-est de l’île danoise de Bornholm en rendaient l’utilisation ultérieure hypothétique en l’absence de nécessaires travaux de réparations. La découverte de traces d’explosifs a confirmé le sabotage. Qui avait intérêt à le faire sans courir le risque d’être découvert?
Incontestablement, les Américains qui disposaient des moyens techniques nécessaires; c’est en tout cas la thèse du journaliste américain Seymour Hersh, sans toutefois en apporter la preuve formelle.
En outre, Donald Trump désirait que les Européens se fournissent en gaz liquéfié nettement plus onéreux (+ 40%) dans son pays en tant que contrepartie de la protection militaire que les Américains leur assuraient.
L’Europe prise en sandwich
Néanmoins, pour en revenir aux explosions, il semble que quelques voiliers suspects, Polonais, Ukrainiens, étaient apparus sur les lieux les jours, si ce n’est les heures, précédant l’incident, et même un navire russe porteur d’un sous-marin.
L’enquête réalisée par les justices danoise et suédoise n’a pas apporté de réponse formelle sur l’identité des coupables.
On ne verrait pas pourquoi les Russes feraient exploser leur propre gazoduc mais la thèse de l’auteur est que cela démontrerait leur capacité de nuisance dans une mer dont plusieurs riverains sont des pays de l’Otan et dont deux pays, la Suède et la Finlande, s’apprêtaient à l’intégrer.
La thèse centrale du livre est que le président Vladimir Poutine, un ex-officier du KGB nostalgique de l’Union Soviétique, grâce à son contrôle sur la société étatique d’extraction et d’exploitation d’hydrocarbures Gazprom et sa mise au pas des oligarques russes, a fait construire les deux gazoducs trans-baltiques d’une longueur de près de 1230 kilomètres pour contourner l’Ukraine, alimenter l’Europe en gaz, installer celle-ci dans un état de dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Par conséquent, son plan de reconquête des pays de l’ex-Union soviétique, en particulier l’Ukraine et les pays Baltes, se trouverait ainsi grandement facilités.
Pour ce faire, Poutine a utilisé l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder ainsi qu’un ancien capitaine de la Stasi, les services secrets est-allemands, qu’il avait connu alors qu’il était colonel du KGB en poste à Dresde en RDA, Matthias Vernig.
Schröder, président de Nord Stream, et Vernig, son gérant, grâce à leur influence et leurs relations ont ainsi obtenu la coopération du chancelier Angela Merkel et des milieux allemands qui comptent, en particulier ceux de Basse Saxe, et du Bade Wurtemberg.
Les besoins énergétiques de l’Allemagne
Les Allemands ont d’autant mieux été prêts à collaborer que les Russes leur proposaient d’assurer la distribution du gaz dans les pays limitrophes ce qui aurait accru le poids déjà considérable de l’Allemagne parmi les pays européens.
En fait, au partenariat stratégique européen et américain, ils proposaient comme substitut une coopération russo-allemande que les autres pays européens n’auraient eu d’autre choix que d’accepter. Il ne faut pas oublier que la sécurisation de sources d’énergie autres que le charbon dont il dispose en assez grande abondance a de tous temps constitué pour ce pays à forte exigence écologique une préoccupation essentielle; l’un des objectifs stratégiques d’Hitler était bien, en s’attaquant à l’Union Soviétique en 1941, de s’assurer du contrôle du pétrole du Caucase nécessaire pour l’effort de guerre et l’industrie allemande.
Par ailleurs, l’accident nucléaire de Fukushima en 2011 avait convaincu le chancelier Angela Merkel, à l’instar de la majorité de ses compatriotes, de la nécessité pour l’Allemagne de sortir rapidement du nucléaire et cette décision justifiée avait remis en question son indépendance énergétique.
Certes, à cette date, Nord Stream 1 était déjà fonctionnel, mais tous ces imprévus rendent déjà la thèse du livre, celle d’un plan prémédité d’asservissement de l’Europe, tout aussi discutable que toute théorie conspirationniste.
Prendre la décision de priver les Ukrainiens de gaz était de bonne guerre du moment que ces derniers, après la révolution orange, entendaient intégrer leur pays dans l’Otan et dans la communauté européenne, sans pour autant que l’occupation de l’Ukraine en fût une conséquence inévitable. Et après tout, les Américains n’avaient pas agi différemment, en s’efforçant d’écouler le gaz et le pétrole d’Asie Centrale vers la Turquie ou même l’Afghanistan (voir les ouvrages de Mohammed Rachid) en contournant l’Iran.
Les soucis stratégiques de la Russie
Le régime politique de M. Poutine est, quoi qu’en disent les Européens et les Américains, une chose, les intérêts stratégiques de la Russie en sont une autre. Et ce pays a toujours eu le souci d’abord de protéger sa capitale Moscou de tout risque d’invasion depuis l’époque mongole, ensuite d’éviter l’encerclement par les puissances européennes par une recherche d’accès à la mer. Et l’intégration de l’Ukraine dans l’Otan remettait en question l’un et l’autre.
On peut donc mettre en perspective les réactions russes en Géorgie et en Ukraine plus dans un souci de contrôle de la frontière présent tout au long de l’Histoire, que d’invasion ou d’annexion, même si l’un peut conduire à l’autre. Mais dans le contexte de sortie d’Union soviétique, on peut cependant comprendre la fureur actuelle des dirigeants russes qui, s’ils avaient pu prévoir l’avenir, auraient pu réduire l’Ukraine à un Etat aussi insignifiant que la Transnistrie ou le Daghestan. Et qui, au lieu d’avoir affaire à un État slave orthodoxe ami et allié dont la langue n’est qu’une variante du russe, se retrouvent avec une menace existentielle, celle de voir les troupes de l’Otan camper à 800 kilomètres de Moscou sans aucun obstacle naturel pour les arrêter.
Réduire tout cela au dépit d’un dictateur provoqué par le soulèvement d’un peuple avide de liberté ainsi que le fait l’auteur du livre est singulièrement réducteur. Néanmoins, l’un des mérites de l’ouvrage est de faire prendre conscience de l’importance de la flagornerie dans les relations internationales. Les décisions les plus cruciales se prennent souvent dans l’euphorie de soirées arrosées en bonne compagnie. M. Poutine s’est avéré être un maître du lobbying, il s’est fait des amis parmi les dirigeants européens en les invitant à titre personnel dans ses lieux de villégiature et de vacances.
Quant à reprocher au président russe de s’assurer les services d’hommes politiques à la retraite, ainsi qu’il l’a fait avec Gerhard Schröder ou François Fillon, le pantouflage est une pratique largement répandue en Europe Occidentale et en Amérique, et on ne compte plus le nombre d’anciens dirigeants à la retraite qui sont passés dans les rangs de Goldman Sachs ou de la Banque Rothschild sans que l’on parle pour autant d’un complot juif international.
Pour conclure, la Russie est certes un grand pays qui défend ses intérêts, tout comme les Etats-Unis le font en prenant possession de l’Ukraine par le biais de la dette accumulée pour l’achat de l’armement nécessaire. Il n’y a donc pas lieu de diaboliser l’un ou l’autre, et dans les rapports internationaux les différences entre dictatures et démocraties s’estompent. L’Amérique avait occupé l’Irak en violant les mêmes lois internationales qu’il reproche aujourd’hui à la Russie de transgresser.
Ce faisant, l’intérêt des petites nations se situera toujours dans un monde multipolaire, et non pas dans la division coloniale de la production imposée par le marché international unique qui fait d’un pays comme l’Ukraine le grenier à céréales du monde, soumis aux aléas de mauvaises récoltes, ou des spéculations des Hedge Fund ou des banques d’investissement américaines.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Le piège de Nord Stream’’ de Marion Van Renterghem, éd. Les Arènes, Paris, 14 septembre 2023, 269 pages.
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