Hommage à Hafedh Tarmiz, vingt ans après sa mort (1931-2004)

Quoique tardif, cet hommage à titre posthume de mon cher et regretté professeur au Lycée Cité Ezzahra à Sousse (l’actuel lycée Abdelaziz El-Béhi) dans les classes terminales (sixième et septième années de l’enseignement secondaire de l’ancien régime), feu Hafedh Tarmiz, vingt ans après son décès, relève du devoir de mémoire envers un militant et une figure de proue du mouvement étudiant tunisien, qui fut malheureusement relégué au lendemain de l’indépendance de la Tunisie malgré son militantisme pour l’émancipation de son pays du joug du colonialisme français et ses compétences multiples.

Adel Ben Youssef *

Hafedh Tarmiz vit le jour à Sousse le 30 octobre 1931 dans une famille moyenne, sinon modeste.

Comme le voulait la tradition conservatrice de ce temps-là, ce fut le garçon, et non pas sa sœur aînée, qui fréquenta les bancs de l’école franco-arabe de Sousse. Rapidement, l’enfant se révéla studieux et brillant à tel point que son maître recommanda à son père de l’inscrire au concours d’entrée au Collège de Sousse avant de terminer la dernière année du cycle primaire. Et c’est ainsi qu’il accéda au Collège de Sousse qui dispensait à cette époque une double formation arabe et française.

Malheureusement, les événements dramatiques se succédèrent. La maison familiale fut bombardée au cours de la deuxième guerre mondiale. Le père décéda des suites d’une erreur médicale et le petit hôtel dont la propriété du fonds de commerce lui revenait fut squatté par son jeune apprenti. Hafedh Tarmiz n’avait alors que 14 ans et sa famille perdit quasiment toutes ses ressources. Mais, il s’accrocha à ses études.

Etudes primaires et secondaires à Sousse

Au Collège de Sousse, au cours de la deuxième moitié des années 40, alors que se préparait la bataille décisive de l’indépendance, d’éminents enseignants veillaient à semer la graine du nationalisme chez leurs élèves. A la tête de ces dernières vint son jeune professeur d’arabe, qui vient de rentrer de la Sorbonne, feu Ahmed Ben Salah, qui sera, comme plusieurs élèves du lycée, son disciple et instigateur puis un ami très proche jusqu’à son décès en 2004.

Dans la foulée, Jean de Hautecloque, le plus belliqueux des résidents généraux français arriva à Tunis. Puis, les événements sanglants du 18 janvier 1952 éclatèrent et la rue s’embrasa.

Les élèves sur tout le territoire tunisien, déjà imprégnés de la chose publique, s’agitèrent dans tous les lycées et affrontèrent l’occupation française.

Le bilan était lourd. Des lycéens furent emprisonnés et d’autres renvoyés. Hafedh Tarmiz, qui devait passer son baccalauréat cette année-là, était de ces derniers. Et son rêve de poursuivre ses études faillit voler en éclats.

Mais grâce à l’encadrement des enseignants tunisiens, il se présenta aux épreuves du baccalauréat en candidat libre et obtint son diplôme en 1952. La même année, muni d’une bourse de l’Association caritative El-Kolla, il partit en France pour préparer une licence de d’histoire-géographie.

Etudes supérieures en France

A Paris, au 115 Boulevard Saint-Michel (le siège de l’Association des étudiants musulmans nord-africains, Aemnaf, et la cellule du Néo-Destour), où se réunissait l’élite nord-africaine, s’ouvrit un nouveau chapitre pour le jeune bachelier.

Au cours de l’année 1952-1953, les étudiants tunisiens dont la majorité se trouvait en France, s’étaient attelés à préparer le congrès constitutif de l’Union générale des étudiants de Tunisie (Uget) et lancèrent un journal dénommé “L’Étudiant Tunisien”.

Hafedh Tarmiz s’activa dans ce sens. Il fut membre aussi bien de la commission chargée de préparer ledit congrès que du comité de rédaction du journal clandestin. En juillet 1953, il fut élu membre du premier bureau exécutif de l’Uget.

Étant une organisation nationale engagée dès sa création dans le mouvement national, l’Uget se réclama d’une certaine indépendance vis-à-vis du parti nationaliste. A partir de cette orientation, plutôt à gauche du Néo-Destour, que commencèrent les divergences de Tarmiz avec Habib Bourguiba. La première confrontation entre le jeune étudiant et le futur président aurait eu lieu en 1955.

Confrontations avec Bourguiba

Les pourparlers pour l’autonomie interne touchaient à leur fin. La dissidence yousséfiste (en référence au numéro 2 du Néo-Destour, Salah Ben Youssef) commençait à se faire sentir. Bourguiba, rentrant de son dernier exil parisien. Il voulait déjà tout contrôler, même la composition du bureau de l’Uget. Les étudiants n’étaient pas tous d’accord sur l’intervention du leader. Ayant eu vent de ce désaccord, ce dernier les réunit dans sa suite au Continental.

La tension fut forte. Chedly Zalila fut le premier à hausser le ton. Tarmiz, alors président de la Fédération de France de l’Uget, fut parmi les intervenants. Témoin oculaire, Hamed Zghal (1) dira dans ses mémoires ‘‘La génération de la révolution’’, qu’en écoutant Tarmiz défendre la démocratie et le respect des élections, Bourguiba devint furieux et son cri se fit entendre dans tout l’hôtel.

Mohamed Harbi (2), sociologue algérien et ancien conseiller de Ahmed Ben Bella, parle aussi de cet épisode. Il dit que «Tarmiz fut chassé par Bourguiba de sa suite à coup de quolibets», rien que pour avoir refusé le changement de la composition du bureau syndical.

La deuxième confrontation intervint à la fin de l’année 1956. Bourguiba était chef du gouvernement et Tarmiz, secrétaire général de l’Uget. L’affaire cette fois-ci portera plus clairement la couleur des orientations politiques.

En effet, peu après le congrès de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), tenu à Tunis du 20 au 23 septembre 1956, Bourguiba commença à cultiver une double crainte. D’une part, d’un virage à gauche du syndicat ouvrier suite à l’adoption du programme économique et social; d’autre part, de la montée d’un concurrent potentiel portant le nom de Ahmed Ben Salah. Il décida de l’écarter alors qu’il était en mission au Maroc et de le remplacer par Ahmed Tlili. L’Uget interpréta cela comme une mainmise du nouveau pouvoir sur les organisations nationales. Aujourd’hui c’est l’UGTT, demain ça sera au tour de l’Uget!

Les étudiants affichèrent donc leur opposition à cette manœuvre de Bourguiba, qui n’accepta pas cette attitude. Lors d’un meeting à El-Mallassine, quartier populaire à la lisière de la médina, il tire à boulets rouges sur les étudiants.

Mohamed Sayah (3), qui fut parmi ceux qui prirent position contre Bourguiba, dira que Hafedh Tarmiz était celui qui paya seul le prix d’une décision collective. En effet, pour l’historien Mohamed Dheifallah (4), la crise entre le gouvernement et les étudiants se solda par la présentation de Hafedh Tarmiz comme un bouc émissaire.

Il faut dire que les étudiants savaient déjà que l’Uget garantissait l’accès à des postes importants. La concurrence pour le poste de secrétaire général de l’Uget était donc rude en disant devant les membres de l’organisation estudiantine qui lui sont très proches : «Qui c’est ce Tarmiz, dites lui qu’il se taise sinon je vais le ‘tarmizer’ (نطرمزو)» en pensant à ‘le tamiser’ (c’est-à-dire le filtrer et l’éliminer)!

Dans ce contexte, Tahar Belkhodja aurait joué un rôle dans la déchéance de Tarmiz.

D’après Hedi Baccouche (5), juste après cet épisode, Belkhodja rendra compte de toutes les activités de Hafedh Tarmiz à Bourguiba lequel devint convaincu de la nécessité de son écartement. Cerise sur le gâteau car l’Histoire est écrite par les vainqueurs, Belkhodja supprimera le nom de Tarmiz des documents du 4e congrès de l’Uget, tenu au mois de juillet 1957 (6). A ce propos, il avait déclaré dans son entretien avec Michel Camau et Vincent Geisser : «Il est vrai que le secrétaire général qui m’a précédé, Hafedh Tarmiz, était attaché à la personne de Ben Salah. Mon élection au secrétariat général répondait à une volonté de préserver l’Uget du conflit. L’Uget soutenait l’UGTT mais pas forcément Ben Salah. Je n’étais pas ‘‘le candidat du parti’’ qui avait d’ailleurs son propre candidat: Mohamed Amamou. Je fus élu pour sauvegarder l’indépendance de notre organisation estudiantine vis-à-vis du parti, tout en soutenant Bourguiba…» (7). Il ajouta : «Toutefois, Bourguiba ne pouvait pas laisser évoluer une organisation telle que la nôtre en dehors du ‘‘système’’. Prétextant l’inauguration de nos nouveaux locaux, il nous a rendu inopinément visite, le 8 juillet 1957, et scellé ainsi la réconciliation.» (8)

Ce fut la fin de la vie politique de Tarmiz, le début de celle de Belkhodja. Mais, le pouvoir Bourguibien ne pardonnera pas à Tarmiz sa prise de position. Car Hédi Baccouche rapporte que même plus de dix ans après, lors de la crise de l’expérience socialiste, la police lui sortit un témoignage qualifié de stalinien selon lequel il fut, sa vie durant, avec Tarmiz et contre Bourguiba.

L’enseignant, l’opposant et le citoyen :

A 25 ans, Hafedh Tarmiz fut écarté des premières lignes. Rentré au bercail, il se consacra à l’enseignement. Mais, il sera quand même élu au conseil municipal de sa ville natale plus d’une fois et il assurera la présidence du Stade Soussien (en 1964 et 1965).

Quand le socialisme trouvait encore écho, il fut nommé, en 1968, directeur d’administration centrale au secrétariat d’Etat de l’Education nationale sur ordre de son ancien professeur au Lycée de Sousse et ministre d’Etat, Ahmed Ben Salah. En juillet 1969, il fut décoré des insignes d’Officier de l’Ordre de la République. Toutefois, ce moment agréable ne va pas durer. En effet, suite à l’arrestation de «l’architecte» du coopérativisme des années soixante, le 9 septembre 1969, et son procès en mars 1970, Tarmiz se retire en silence du Néo- Destour (auquel il a adhéré depuis l’âge de 15 ans) et se consacre à l’enseignement et à la vie associative et culturelle à la Perle du Sahel.

Peu de temps après la fuite de Ahmed Ben Salah de la prison civile de Tunis en février 1973, Tarmiz s’entend bien avec les objectifs du Mouvement d’unité populaire (MUP) lancé par son ancien professeur depuis Paris, en mai 1973.

Devant le harcèlement de tous les sympathisants avec ce parti clandestin d’opposition au régime de Bourguiba (le procès célèbre de ses adhérents, entre juin et août 1977), il finit par se retirer définitivement de la scène politique et se contente d’évoluer au sein du syndicat de l’enseignement secondaire de Sousse.

D’octobre 1969 à 1992, il fut successivement professeur d’histoire-géographie au lycée de Garçons de Sousse, à l’Ecole normale d’instituteurs de Sousse et au lycée Cité Ezzahra (l’actuel lycée Abdelaziz El-Béhi), où il enseigna des générations d’élèves de Sousse et du Grand Sahel. A la fin de sa carrière professionnelle, il fut nommé directeur régional de l’Enseignement à Zaghouan jusqu’à son départ à la retraite en juillet 1992.

Retraité, Tarmiz restait chez lui où il se consacrait à sa petite famille, recevait des chercheurs en sciences sociales et politiques, des professeurs stagiaires…, qui préparaient leurs thèses ou mémoires pédagogiques, lisait, écrivait, allait au cinéma, voyageait et visitait ses amis et proches.

Lors de la préparation de ma thèse en histoire contemporaine sur «L’élite tunisienne moderne : le cas des étudiants tunisiens de l’université française (1880-1956)», et au terme d’une série d’entretiens avec lui en 1998, il m’a confié ceci : «Si nous, la génération des années 1930, on a milité pour l’émancipation de la Tunisie et l’autonomie des organisations nationales, la liberté d’opinion et d’expression, etc., vous [la génération des années 1960 et 1970], vous êtes appelés à assurer la relève pour la sauvegarde de ces idéaux et principes nobles pour lesquels nous nous sommes battus, tout d’abord contre les autorités coloniales, puis contre le régime de Bourguiba et son parti unique…» !

Hafedh Tarmiz décédera le 23 mai 2004 à l’âge de 73 ans. Aujourd’hui, une rue à Sousse sise à Sahloul porte son nom. Que son âme repose dans la paix éternelle et que Dieu tout puissant protège sa femme, ses enfants (Hasna, Assad et Emna), ainsi que leurs descendants.

S’il nous a quittés depuis une vingtaine d’année, ses bons souvenirs sont restés gravés à jamais dans la mémoire de sa petite famille, ses proches et tous ceux qui l’avaient connu de près ou croisé son chemin, ses amis et notamment ses élèves, qui lui sont tous redevables et dont je suis, car comme l’a dit Paul Valéry (1871- 1945) : «Les bons souvenirs sont des bijoux perdus». Ou encore Euripide, poète et homme de lettres grec (480- 406 avant J.-C.): «Le temps n’efface pas la trace des grands hommes».

* Historien, université de Sousse.

Notes :

1- حامد الزغل، جيل الثورة: ذكريات مناضل، سراس للنشر، تونس 2001.

2 – Mohamed Harbi, ‘‘Une vie debout’’, éditions La Découverte, Paris, 2001.

3- المولدي الأحمر، محمد الصياح، الفاعل والشاهد، سراس للنشر، تونس 2012.

4- محمد ضيف الله، الطلبة التونسيون ومخاضات الوطن في منتصف القرن العشرين، مكتبة تونس، تونس – 2016.

5 Hédi Baccouche, “En toute franchise”, Sud Editions, Tunis, 2018.

6 –شهادة السيّد محمّد بلحاج عمر في مسيرة الاتحاد العام لطلبة تونس: شهادات بعض المؤسّسين والقياديين، سيمنارات الذاكرة الوطنية وتاريخ

الزمن الحاضر، مؤسسة التميمي، تونس 2010.

7 – Entretien réalisé par Michel Camau et Vincent Geisser en janvier 2002. Transcription revue et corrigée par Tahar Belkhodja.

8 – Ibid.

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