Michèle Rakotoson : «La pauvreté crée une grande pénurie d’ouverture à l’autre»

Née en 1948 à Antananarivo, à Madagascar, Michèle Rakotoson, est romancière, dramaturge, journaliste. A été enseignante et metteur en scène. En 1983, elle quitte son pays pour des raisons politiques et s’installe en France. Et y retourne en 2010 pour s’impliquer dans différentes activités culturelles. Sa voix d’écrivaine compte dans la littérature malgache et francophone. Son œuvre réécrit l’histoire, les traditions ancestrales de son pays, y puise son imaginaire, son regard exigeant critique et intransigeant sur la réalité. Entretien…

Entretien réalisé par Tahar Bekri

Vous viviez en France, vous êtes maintenant installée dans votre pays natal, Madagascar, cela a-t-il une incidence sur votre écriture, sur votre création ?

Oui, car je me suis installée dans une zone qui alors était rurale, j’ai fui la ville et les «classes bourgeoises», surtout les détenteurs du pouvoir.

Malheureusement, cette zone est maintenant en train de devenir résidentielle. Mais là, j’ai commencé à comprendre le pays paysan profond, et surtout la manière dont les paysans survivent et arrivent à se préserver, mais aussi maintenant, comment ils sont expulsés du dit développement. Heureusement qu’ils résistent tranquillement, prennent ce qu’ils peuvent et créent autre chose, un mode de vie que les statistiques et autres ne voient pas, un mode de vie qui fait avec la pénurie, récupère, adapte… Culturellement, c’est une véritable révolution.

Par ailleurs, j’y ai appris l’austérité et la distance intellectuelle. La culture malgache est une culture du silence et de la réserve. Chaque mot pèse. Je ne dis plus «voilà ce qu’il faut faire», mais «comment pourrait-on faire ensemble?» Car eux savent quels sont les modes de survie dans des conditions matérielles terribles, moi je sais ce qu’est avoir l’eau courante et une baignoire chez soi, un train qui part à l’heure, un ordinateur, etc.; eux savent comment on économise chaque goutte d’eau… Je suis arrivée «parisienne», et j’ai appris le silence et l’humilité et à écouter. Je crois même que ma langue littéraire a changé. Le bain linguistique est différent, l’approche de l’autre aussi… et tous les changements en écriture et en création viennent de là. C’est une remise en cause profonde.

Comme écrivain(e), vous vous impliquez dans des actions culturelles dans votre pays, pourriez-vous en parler ?

Oui, j’ai créé une Association de jeunes écrivains et jeunes gens des lettres. Leur ai appris comment on monte un évènement littéraire. Maintenant, nous sommes en train de lancer des salons du livre en monde rural; nous allons lancer aussi une collection dédiée au mode rural, et je travaille quelquefois avec des Institutions culturelles. Et maintenant que les structures existent, l’étape est de former des écrivains, car les différentes dictatures qui se sont succédé ont créé une peur de dire, qu’il faut dépasser.

Où vous situez-vous dans la littérature malgache ?

Je ne sais pas, je fais ce que je peux, j’écris ce que je ressens, j’ai peut-être un rôle d’aînée qui transmet ce qu’elle peut, en sachant parfaitement que je suis une femme, âgée maintenant, qui est rentrée dans un monde d’hommes blancs, car la parole et le verbe sont d’abord et avant tout, dédiés aux hommes et souvent, dans nos pays, blancs.

Ma place dans la littérature ? Il vaut mieux que ce soit les spécialistes de la littérature malgache qui le disent, mais j’ai l’impression qu’il y a encore un rejet du côté des malgachophones, que le fait que j’écrive en français n’est pas accepté, surtout par une génération âgée, c’est encore considéré comme une traitrise.

La question de la langue d’écriture vous pose-t-elle un problème?

Non, je parle et écris aussi bien le français que le malgache et de fait, en création, je passe d’une plage à l’autre, car dans mon cas, elles sont complémentaires. Le français est une langue d’acquisition et de travail, et je n’ai aucun tabou en français, je dis même que je suis un homme blanc en français, en malgache c’est plus compliqué, je suis une femme malgache, avec tous les interdits que cela comporte. Et il est difficile de les dépasser, car ils sont profondément ancrés.

– Pourriez-vous donner quelques spécificités marquantes de la littérature malgache?

La littérature malgache est relativement ancienne. Et elle est essentiellement en langue malgache. Les premiers écrits datent des années 1850, où un cénacle de jeunes auteurs ont produit des poèmes et des cantiques. Ils furent essentiellement des pasteurs et des enseignants. L’arrivée de la colonisation a essayé de mettre toute cette production sous le boisseau, mais elle s’est perpétuée, en produisant des petits fascicules et des tapuscrits. Jean-Joseph Rabearivelo a lui-même produit ses premiers textes ainsi, ensuite, il fut aidé par un imprimeur français chez qui il travaillait. Ce mouvement malgachophone continue, avec beaucoup de difficultés financières, mais survit. Les auteurs francophones sont peu nombreux  et sont publiés essentiellement à l’étranger. Nous ne devons être que cinq ou six.

De là où vous êtes, comment vivez-vous la fureur du monde? On n’entend pas la voix du continent, ou je me trompe, dans la guerre menée actuellement en Palestine, hormis celle de l’Afrique du sud, comment l’expliquez-vous ?

Les Malgaches vivent actuellement une situation très difficile. Le pays est le quatrième pays le plus pauvre du monde et est actuellement en pleine déliquescence. Il n’y a plus de routes, plus de médicaments ou alors hors de prix, les familles n’envoient plus les malades à l’hôpital, disant : «De toute façon, ils vont mourir, alors mourir pour mourir autant que ce soit dans la dignité chez soi.», où il n’y a plus d’eau, ou alors très chère, les délestages d’électricité tuent toutes les industries, les écoles ne valent plus rien, de même les universités, l’insécurité est grandissante, la population concentre ses forces pour survivre.

Par ailleurs, on voit les résultats de toute une politique d’enfermement de l’île sur elle-même depuis 40 ans; les dictatures se sont succédé, enfermant la population dans le silence et la peur. Certains savent qu’il y une guerre contre la Palestine, contre l’Ukraine, qu’il y a eu l’Irak, le Yémen, le Congo et j’en passe. Mais je crois qu’ils sont fatigués, très fatigués, et concentrent leurs forces pour survivre et sortir du marasme et renforcer le frémissement de progrès qu’il y a maintenant.

La pauvreté crée une grande pénurie d’ouverture à l’autre, une grande perte d’empathie et de solidarité. On pense à sauver sa peau et à terme, cela crée une grande violence. J’espère que nous arriverons à tenir, avant que les gangs n’imposent leurs lois.