On ne compte plus le nombre de Premiers ministres, de ministres, de secrétaires d’Etat, de Pdg et de directeurs généraux limogés par le président de la république Kaïs Saïed depuis son accession au pouvoir en novembre 2019, mais la situation globale en Tunisie ne donne pas des signes notables d’amélioration. Où se situe donc le hiatus? Défaillance humaine ou déficience structurelle?
Ridha Kefi
Les deux derniers limogés sont le responsable de la gestion des affaires courantes et le directeur général des routes, des espaces verts et des parcs de la municipalité de Tunis, dont le limogeage a été annoncé hier, vendredi 28 juin 2024.
Ces deux révocations interviennent suite aux manquements constatés lors de la visite du président de la république Kaïs Saïed, la veille, à certains services municipaux de la capitale, où des signes de négligence ont été relevés de la part de certains responsables municipaux dans l’exercice de leur devoir, indique le communiqué du ministère de l’Intérieur.
Lors de sa visite inopinée, la énième du genre, le chef de l’Etat ne s’est pas contenté de relever certaines défaillances et manquements, il a aussi dénoncé des cas de corruption active, affirmant disposer de preuves irréfutables dans des dossiers qu’il avait apportés avec lui.
A-t-on fait le bon diagnostic ?
Comme à chaque fois, l’annonce des limogeages a été accueillie avec satisfaction voire avec joie par une majorité de citoyens qui souffrent des manquements et des abus de certains fonctionnaires.
Cependant, les agents publics limogés ne sont peut-être pas au-dessus de tout soupçon, même si on doit éviter de les accabler par des accusations non étayées par des preuves tangibles et acceptables par une justice indépendante digne de ce nom. Il n’empêche qu’ils ont failli à leurs missions, si l’on en juge par l’état lamentable des services dont ils avaient la responsabilité.
Personne donc ne regrettera leur départ, mais gardons-nous de leur jeter la pierre et de leur faire porter la responsabilité de tout les dysfonctionnements au sein de la municipalité de Tunis, qui ne datent pas d’hier, qui leur ont préexisté et qui, pour ainsi dire, leur «survivront» sans doute. Car personne n’est dupe pour croire qu’après ces deux limogeages, la situation va s’améliorer comme par un coup de baguette magique. On peut même parier que dans un an ou deux, le président de la république pourra effectuer une visite aux mêmes endroits pour constater que rien n’aura changé d’ici là. Sinon en pire…
En réalité, les dysfonctionnements au sein de l’administration publique sont dus à des facteurs subjectifs, liés au laisser-aller, à l’incompétence et à la corruption de certains agents publics, et à d’autres objectifs, qui relèvent davantage de problèmes structurels : mauvaise gouvernance, désorganisation, manque de moyens financiers, lourdeurs bureaucratiques, etc. Cette situation fait d’ailleurs fuir les meilleurs éléments qui ne trouvent pas des raisons d’espérer dans l’administration publique et préfèrent aller monnayer leur talent chez les privés voire à l’étranger. Ceux qui restent sont, malheureusement, les moins bons et les moins bien outillés pour gérer convenablement les affaires du pays. Voilà où nous en sommes en réalité. Osons, seulement, nous regarder dans un miroir. Nous ne sommes pas aussi beaux que nous le croyons.
«Le Tunisien n’aime pas l’ordre et la propreté»
En réalité aussi, et là le président de la république a manqué de pédagogie, les citoyens ne sont pas, eux non plus, irréprochables. Ils sont, la plupart du temps, les premiers responsables des misères qu’ils vivent au quotidien et qu’ils s’infligent eux-mêmes par leur irresponsabilité et leur gabegie.
S’agissant des municipalités, l’un des problèmes dont souffrent les citoyens et que le chef de l’Etat a relevé, c’est la saleté que l’on constate dans les rues et les espaces publics, y compris les parcs et les jardins. Cette saleté est souvent le fait des citoyens qui ne respectent pas les règles élémentaires du vivre-ensemble, qui jettent leurs déchets partout, et parfois par la fenêtre de leurs luxueuses limousines.
A ce propos, j’aimerai citer le commentaire que nous a fait parvenir une ressortissante française vivant en Tunisie au sujet de notre article d’hier, «Tunisie : A quoi servent les visites inopinées de Kaïs Saïed ?», rendant compte de la visite du chef de l’Etat à la municipalité de Tunis. «Si seulement chaque individu balayait devant sa porte, il y aurait moins de poubelles au grand air et moins de pollution. A bon entendeur !». Et d’ajouter plus loin : «Chaque citoyen peut faire quelque chose à son échelle. Nous, à notre âge, 79 et 82 ans, nous faisons ce que nous pouvons. Mon époux nettoie autour de chez nous les papiers laissés par les enfants que leurs parents ne savent pas éduquer. Dans la rue, il n’est pas permis de jeter des détritus de toutes sortes. Moi, je nettoie tout ce que je trouve autour de notre maison. Le Tunisien n’aime pas l’ordre et la propreté. Cela est une calamité. Une ville où il fait bons vivre est une ville propre et où on se sent bien et heureux de vivre».
J’entends déjà les cris d’orfraie de tous ces gens sales dont les ordures personnelles jonchent les trottoirs des rues de notre pays et qui vont nous faire une crise de patriotisme aigu en criant à l’ingérence extérieure et à l’esprit colonialiste. Mais, en tant que Tunisien, patriote de surcroît, et souhaitant vivre dans un pays plus propre que celui où je vis aujourd’hui, je ne peux que souscrire aux remarques judicieuses de cette dame et en appeler d’abord, et surtout, s’agissant de la propreté de nos villes, villages et campagnes – lesquelles sont aujourd’hui tout aussi polluées que les zones urbaines –, à la responsabilité des citoyens que nous sommes. Ou que nous sommes censés être, car nous nous comportons souvent, plutôt, comme des moutons dans un troupeau qui bêle ou des loups dans une meute qui hurle, incapables de la moindre réflexion personnelle autonome, laissant souvent les réseaux sociaux nous dicter nos «pensées».
A propos des citoyens, il convient de savoir que si les municipalités ont des équipements insuffisants ou vétustes ou inutilisables, c’est surtout parce qu’elles ne disposent pas des fonds nécessaires pour le renouvellement régulier de ces équipements et leur dépannage lorsqu’ils tombent en panne. Et si elles ne disposent pas de ces fonds, c’est, en grande partie, parce que près de la moitié des constructions dans le pays sont anarchiques, donc non enregistrés et répertoriés dans les registres municipaux, et que sur les 50% de constructions restantes, moins de 10% (7% selon certaines sources) payent leur taxes municipales.
On aimerait entendre le président de la république parler aux Tunisiens un langage de vérité, les exhorter à ne plus jeter leurs ordures dans la rue, à ramasser celles qu’ils trouvent devant chez eux et, surtout aussi, à payer leurs redevances municipales afin que les communes puissent disposer les moyens pour améliorer le cadre de vie de leurs habitants. Tout le reste est du populisme…