Arrestation et mise en détention de Ahmed Safi Saïd, hier, mardi 20 août 2024, alors qu’il tentait de traverser la frontière tuniso-algérienne, visiblement pour fuir un pays où il risquait, à tout moment, d’être incarcéré. Cette tentative de fuite, qui a sans doute remué des souvenirs vieux de 54 ans chez le journaliste et activiste politique, suscite des commentaires et des interrogations.
Ridha Kefi
D’abord les faits : jusqu’au début de ce mois, Ahmed Safi Saïd était candidat à la candidature à la présidentielle du 6 octobre prochain, mais son dossier a été rejeté par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), officiellement pour manque de parrainages populaires.
Contrairement certains autres candidats, il n’a pas fait de déclaration aux médias ni introduit un recours auprès du tribunal administratif contre la décision de la commission électorale. Fin connaisseur des arcanes de la politique dans le monde arabe où il est immergé depuis un demi-siècle, il a compris qu’il ne servait à rien de chercher la confrontation, et il semble avoir commencé dès cet instant à mijoter son projet de fuite via la frontière algérienne, comme l’ont du reste fait beaucoup de politiques tunisiens avant lui, de Ibrahim Toubal, son mentor, un partisan de Salah Ben Youssef décédé en exil à Genève en 1989, à Nabil Karoui, en passant par Ahmed Ben Salah et Mohamed Mzali.
La frontière, l’exil…
Ahmed Safi Saïd, qui est accusé de «franchissement illégal des frontières vers un pays voisin», a déjà vécu, lui aussi, l’aventure de la fuite à travers la frontière algérienne et a connu aussi les affres de l’exil. C’était au lendemain de l’attaque de la ville de Gafsa *, sa ville natale, le 27 janvier 1980, par un commando armé tunisien entraîné en Libye et infiltré en territoire tunisien grâce à un appui logistique de l’armée algérienne.
Le jeune écrivain et poète avait alors 25 ans et était connu pour son appartenance aux groupes nationalistes arabes dont les assaillants étaient issus. Et c’est donc par crainte de représailles, l’armée tunisienne ayant, entretemps, repris la situation en main, qu’il a pris le chemin de l’exil, d’abord en Algérie. Puis au Liban où il a travaillé, pendant plusieurs années, dans la presse locale, tout en étant proche des groupes (et des milices) nationalistes arabes.
Pendant la guerre civile libanaise (1975 à 1990), où il s’est trouvé impliqué du fait de ses obédiences politiques, un épisode scabreux sur lequel nous ne nous attarderons pas, Ahmed Safi Saïd a sollicité l’aide de l’ancien leader palestinien Yasser Arafat pour fuir le Liban – où sa vie était en danger –, partir en France et s’y installer pendant quelques années.
Ben Ali étant arrivé au pouvoir, entretemps, et s’étant lancé dans un processus de «débourguibisation», Ahmed Safi Saïd a commencé à ressentir la douleur de l’exil et à vouloir rentrer au pays. Il est vrai que pour un nationaliste arabe, Paris et la France ne sont pas une planque de tout repos. N’ayant pas de passeport tunisien valide, c’est encore Yasser Arafat qui a intercédé en sa faveur auprès de l’homme fort à Tunis et l’a même ramené dans son avion personnel à l’aéroport de Tunisie-Carthage. C’était en 1992 et, au lendemain de son débarquement à Tunis, le journaliste a été reçu par l’ex-président et l’information de cette rencontre a même été diffusée le soir même au télé-journal.
L’ami de Kadhafi
Commence alors pour le journaliste et écrivain un long exil intérieur, car même si sa situation a été légalisée (papiers d’identité, etc.), le régime en place l’a toujours tenu en suspicion, car il connaissait ses accointances avec certains régimes de la région et sa proximité avérée avec le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi qui finançait alors ses activités éditoriales à partir de Tunis. Les services tunisiens le savaient, bien entendu, mais laissaient faire. Et pour cause : grâce à un gentlemen’s agreement, Saïd s’est adapté aux conditions locales et s’est gardé de s’immiscer dans la politique tunisienne, tout en poursuivant ses activités de propagande sonnantes et trébuchantes au profit de son ami Kadhafi, dont les relations avec Ben Ali étaient alors au beau fixe, ce qui ne gâchait rien.
C’est ainsi que la révolution du 14 janvier 2011 a ouvert devant le journaliste et écrivain la voie vers la réalisation d’un rêve très ancien : diriger son pays. Ce qu’il m’avait avoué, lors de deux rencontres que j’ai eues avec lui, fin 1989 à Paris, autour d’un café au Petit Cluny, à Saint-Michel, et d’un dîner le lendemain dans une pizzeria des Champs-Elysées.
C’étaient nos deux premières rencontres, et il me fit part de son désir de rentrer au pays. J’ai essayé en vain de l’en dissuader, connaissant son passé et la nature du régime alors en place à Tunis. Et c’est ainsi qu’au cours de la discussion, il m’a fait part, avec son arabe levantin, de son vœu le plus cher : «Rabbak, nohkom qarya arbaâ wa îchrine saa, ou ya mout iji» («Je gouverne un village pendant vingt-quatre heures, et que la mort survienne ensuite»), avant d’éclater de rire. Ce n’était visiblement pas une boutade comme je l’avais alors compris, mais l’expression d’un désir très profond auquel il n’a jamais pu résister. La preuve : il a présenté sa candidature à la présidentielle à deux reprises, en 2019 et 2024.
Le bruit et la fureur
Au-delà des circonstances abracadabrantes dans lesquelles l’homme a été arrêté et de la suite qui sera donnée aux poursuites judiciaires déjà engagées contre lui, Safi Saïd restera pour beaucoup une énigme.
C’est un mauvais analyste, car son imagination de romancier prend parfois le dessus sur les exigences d’objectivité dont doit se prévaloir tout analyste qui se respecte. Mais il reste un bon connaisseur de la politique et de la diplomatie telles que pratiquées dans le monde arabe. C’est aussi un mégalomane, comme le sont du reste la plupart des politiques. Ambitieux, il a peut-être présumé de ses chances d’accéder à la magistrature suprême et a voulu accélérer la marche, trompé par les sondages d’opinion qui le donnaient dans le trio de tête des présidentiables avec Kaïs Saïed, le président sortant candidat à sa propre succession, et Abir Moussi, la présidente du Parti destourien libre (PDL), incarcérée depuis je 3 octobre 2023.
J’avoue avoir souvent pris mes distances vis-à-vis de mon collègue, car j’avais peu d’estime pour certaines de ses pratiques, notamment sa proximité intéressée avec certains régimes dictatoriaux arabes et son amitié avec certains personnages troubles de la scène tunisienne comme l’homme d’affaires Chafik Jarraya, en prison, ou Nabil Karoui, en fuite, au service desquels il mit d’ailleurs son précieux carnet d’adresses libyennes, mais, en ce moment difficile qu’il traverse, je ne peux que lui souhaiter une issue la plus positive possible au drame qu’il vit depuis hier. Le mieux qui puisse lui arriver, à 70 ans, est de retrouver rapidement la liberté, et de revenir à sa vocation première, celle du romancier dont les œuvres sont inspirées du bruit et de la fureur de l’histoire en train de se faire.
* A propos des liens entre Safi Saïd et l’affaire de Gafsa, le principal concerné n’a pas cherché à dissiper ce qui, selon certains, ferait partie du mythe plus que de la réalité. Selon ces derniers, Saïd avait quitté la Tunisie pour l’Algérie deux ou trois ans avant l’attaque de Gafsa. Dont acte.