Les relations entre les milieux académique et politique sont complexes et souvent opaques, particulièrement au sein des dictatures. L’affaire de la «disparition» du physicien italien Ettore Majorana en 1937 pendant la traversée sur la ligne Napoli-Palerme souligne cette complexité dans ce qu’elle peut avoir de plus tragique.
Dr Mounir Hanablia *
Un homme de sciences doit-il établir avec sa discipline un intérêt limité à ses aspects techniques (dans le sens de spécificité des connaissances), pratiques, et académiques? Question complexe parmi toutes mais depuis le réchauffement climatique et les désordres écologiques en résultant, dont le dernier en date semble être l’émergence de virus inconnus, elle n’en acquiert que plus d’importance. La question de la production d’énergie n’en rend la recherche de solutions que plus ardue.
L’arme nucléaire ne pouvait pas ne pas susciter de questions d’ordre éthique, même si finalement c’est la peur d’une destruction totale qui en a limité (jusqu’à quand?) l’utilisation, mais pas la diffusion. Mais qu’en était-il avant sa fabrication, au moment de la controverse Bohr-Einstein (Dieu ne joue pas aux dés), au cours des années 30 du siècle dernier, quand il ne s’agissait encore que de théorie quantique et que le principe d’incertitude de Werner Heisenberg et l’introduction des statistiques pour expliquer les phénomènes physiques suscitait les plus grandes réserves?
Ce livre du grand écrivain sicilien Léonardo Sciascia traite de l’étrange affaire de la disparition en 1937, à l’apogée du régime fasciste italien, de son compatriote sicilien Ettore Majorana, un homme que, dans les milieux de la physique, on qualifie toujours de génie.
Un génie au comportement troublant
Après des études d’ingénieur, Majorana est admis en 1927 à l’Institut de physique de Rome dirigé alors par le célèbre Enrico Fermi, le futur prix Nobel, celui qui en 1938 fera défection après avoir refusé à Stockholm au moment de la remise de sa récompense de faire le salut fasciste, et qui contribuera d’une manière décisive à la réussite du projet Alamos de bombe atomique américaine.
Mais en 1928, à l’Institut de physique de Rome, Majorana et Fermi traitaient donc d’égal à égal, et quand Fermi montrait ses statistiques, Majorana revenait le lendemain avec une démonstration rédigée dans le tramway sur un paquet de cigarettes et une boîte d’allumettes, en confirmant la justesse, qu’il s’empressait une fois énoncée de jeter au panier.
Majorana avait été le premier à évoquer la théorie quantique de l’électron et du positon, la validité des statistiques en physique et en sciences sociales, et l’existence des neutrons, mais il avait toujours refusé de communiquer et de publier, et c’est ainsi que plusieurs de ses découvertes avaient finalement plusieurs années plus tard été attribuées à d’autres que lui. Mais en 1933, Majorana fut admis pendant 8 mois à l’Institut de physique de Leipzig, dirigé alors par Heisenberg, l’un des pères fondateurs de la théorique quantique.
Il semble que les deux hommes eussent eu de longs échanges de points de vue en se portant mutuellement une grande estime. Mais à son retour, Majorana déserta l’Institut de Rome. Selon ses collègues il semblait absorbé, probablement par un travail de recherches. Mais quelques mois plus tard le ministère de l’enseignement italien ouvrait un concours d’attribution de chaire universitaire en physique.
Des trois candidats retenus dont le classement avait été prévu à l’avance, avec évidemment l’assentiment de Fermi, sans qui rien ne pouvait se faire en physique, l’un était le fils d’un philosophe célèbre. C’est alors que Majorana à la surprise générale présentait sa propre candidature, venant ainsi semer le trouble parmi ses collègues. Mais le problème serait vite résolu et le concours se déroulerait finalement comme prévu. Il allait ainsi être nommé «à titre exceptionnel» professeur de la chaire de physique à l’Université de Naples.
Quatre années plus tard il disparaissait définitivement, après avoir acheté un billet de voyage en bateau aller-retour sur la ligne maritime Naples-Palerme, en laissant deux lettres, l’une dans sa chambre d’hôtel destinée à sa famille et leur demandant de porter son deuil pendant trois jours, l’autre à un collègue de l’université annonçant son suicide pendant la traversée vers Palerme. Mais une seconde lettre adressée à ce collègue de Palerme viendra lui demander de ne pas donner suite à la première et lui promettre des explications lors de son retour.
Les morts ne disparaissent pas
L’affaire fit grand bruit. Mussolini ne put admettre que dans l’Italie fasciste dont les masses étaient encadrées par un parti politique et une police omniprésents, un savant d’une aussi grande renommée pût ainsi disparaître sans laisser de traces, et demanda au chef de la police qu’on le retrouvât à tout prix. Mais ainsi que l’écrivit ce dernier, «les morts ne disparaissent pas, seuls les vivants le font». Quoiqu’il en soit, la mère de Majorana ne crut jamais à sa mort, et à la fin de sa vie, elle lui légua sa part d’héritage.
Ce livre a suscité des polémiques lors de sa parution en 1975, près de 40 ans après les faits, il soutenait que Majorana ne s’était pas suicidé et qu’il avait disparu parce qu’il avait mesuré longtemps à l’avance les conséquences de l’énergie nucléaire et la fabrication de la bombe atomique avant même sa mise en pratique, une vision qu’il partagerait avec Heisenberg dont l’échec de l’Allemagne à produire la bombe atomique serait imputable à son manque de collaboration avec les Nazis.
Ainsi Fermi, le célèbre savant, le produit modèle de la filière académique, celui qui n’hésitait pas à trafiquer les concours d’agrégation universitaires en Italie pour favoriser la nomination de ses amis, par ailleurs très compétents, allait contribuer à «trahir» son pays en donnant à Truman, un homme ordinaire contrairement à Hitler, ainsi que le précisait Sciascia, les bombes d’Hiroshima et Nagasaki.
Quant au génial Majorana, il préférerait disparaître, et on arguerait ainsi d’un désordre de la personnalité, d’un comportement asocial l’ayant poussé à un acte irréparable après un drame familial. Et entre les deux, se situerait Heisenberg, l’un des fondateurs de la théorie quantique, dont la collaboration aurait été aussi apparente que l’opposition réelle.
Les relations entre les milieux académique et politique sont d’autre part complexes et souvent opaques, particulièrement au sein des dictatures. En Tunisie, comme ailleurs, d’aucuns, occupant toujours des postes d’influence et de pouvoir, leur doivent leurs carrières. Mais de temps à autre émerge une affaire, la dernière en date étant celle du doyen Habib Kazdaghli accusé par ses collègues de sionisme pour avoir participé à des congrès internationaux.
On constate ainsi que l’appartenance au milieu académique n’est pas synonyme de modération et suscite parfois des haines inassouvies. Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. La lecture d’articles scientifiques dans sa propre spécialité laisse deviner toutes les compromissions qui ont toujours cours dans les concours universitaires et la course vers les carrières académiques et les titres universitaires; au point de préférer désormais les ignorer ainsi que la société savante qui en cautionne la publication. Et quant à tout cela se mêle l’appât du gain, on conçoit vers quels abîmes une profession est inévitablement entraînée.
‘La disparition de Majorana’’, de Leonardo Sciascia , traduit de l’italien, éd. Allia. janvier 2012, 128 pages.
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