‘‘La Méditerranée fasciste’’: Bourguiba et Mussolini, ou le marché des dupes

Au moment où l’Italie sous l’égide d’un Premier ministre fasciste, Giorgia Meloni, se glorifiant de l’exemple de Mussolini prétend avec la caution de l’Europe établir de nouveaux rapports avec la Tunisie qui ont pour thème l’immigration, le contrôle des frontières, et l’aide économique, il est peut-être salutaire de se remémorer que ces mêmes thèmes avaient signifié pour le fascisme italien, il y a un siècle, l’annexion de notre pays et son ouverture une colonisation italienne intensive.

Par Dr Mounir Hanablia *

Le mouvement national tunisien s’est-il compromis avec l’Italie fasciste dans sa lutte contre le colonialisme français, et dans quelle mesure l’aurait-t-il fait ? Ce livre dérangeant parce que remettant en cause bien des certitudes méthodiquement inculquées, a le mérite d’apporter une réponse factuelle à ces questions, même si le thème principal en demeure la communauté italienne de Tunisie, depuis la première jusqu’à la seconde guerre mondiale, et la politique du régime fasciste de Mussolini dans notre pays soumis au protectorat français.

Ouvrage de référence, ‘‘La Méditerranée fasciste’’ est écrit par notre compatriote, l’historienne universitaire Juliette Bessis, née à Gabès 1925 et décédée à Paris en mars 2017, et à qui il faut rendre hommage pour avoir légué ses livres à la Bibliothèque nationale de Tunis.

La communauté italienne, bien plus nombreuse que la française, avait ceci de particulier qu’elle regroupait la majorité du peuplement non musulman du protectorat. Elle jouissait en outre grâce à des accords avec la France de garanties lui assurant une véritable autonomie dans des domaines aussi différents que la santé, l’enseignement, la culture, la presse, le sport, la vie associative et les institutions caritatives. Elle bénéficiait en outre des mêmes normes de protection sociale que les Français.

L’Italie et ses «droits historiques» en Tunisie

Cette communauté constituée principalement de petits blancs essentiellement dans le bâtiment , l’agriculture, et la petite entreprise, comprenait également de gros commerçants, des banquiers, des membres des professions libérales, parfois juifs livournais et francs maçons, qui en constituaient les notables, et qui la représentaient auprès des autorités coloniales françaises de Tunisie pour la défense de ses intérêts communautaires. Et les Italiens, tous regroupés autour de leur italianité, préféraient ainsi garder leur nationalité. Mais en 1919, la France dénonça les accords de 1896 avec l’Italie, dans l’intention d’obliger les ressortissants italiens établis en Tunisie à acquérir la nationalité française.

Cette loi sur la naturalisation pour les non-Français avait été combattue dès le début par le mouvement nationaliste tunisien, au point d’en considérer les bénéficiaires comme des apostats dont on refusait l’enterrement dans les cimetières musulmans; elle mit le pied à l’étrier de la politique à Habib Bourguiba, contre ses adversaires.

En 1923 lors de l’arrivée des fascistes au pouvoir, la question de la défense des intérêts de la communauté italienne de Tunisie devint ainsi le cheval de Troie par le biais duquel le Parti Fasciste sous l’égide de Benito Mussolini essayait de réaliser ses immenses ambitions dans notre pays, à savoir son annexion pure et simple, et l’ouverture d’une immigration sans conditions afin de coloniser les terres les plus fertiles du pays, en en refoulant les propriétaires autochtones vers le désert algérien, ou tout lieu requérant une main d’œuvre non qualifiée pour des travaux pénibles et dangereux, de mise en valeur de terres en friche ou désertiques, ou dans l’industrie.

Abstraction faite du traité de Londres de 1915 et de son article 13, Mussolini considérait que l’Italie possédait des droits historiques remontant à l’empire Romain, naturels et inaliénables, sur la Tunisie, et que la France devait les respecter en lui cédant en pleine souveraineté tout le territoire, au moins  jusqu’à Constantine. Mais le préalable devait d’abord en être la mise au pas de la communauté italienne locale, ce dont les fascistes avec leur savoir faire expéditif s’acquitteraient sans difficulté par la violence des squadristes et l’intimidation, afin de se débarrasser des notables, dénoncés comme francs maçons ou juifs, et des opposants, particulièrement communistes, en infiltrant toutes les organisations communautaires, à commencer par celles des anciens combattants, en y plaçant à leurs têtes leurs hommes liges.

La communauté italienne pousse son avantage

C’est ainsi que la communauté italienne de Tunisie fut embrigadée au point de faire défiler les enfants des écoles vêtus de chemises noires devant le palais du Bey. Mais il faut dire que les fascistes bénéficièrent de la complaisance des autorités françaises qui ne firent rien pour s’y opposer, peut être en vertu de la vision coloniale faisant considérer l’indigène comme l’ennemi radical de la race, et l’Européen comme l’allié naturel dont il faut s’assurer l’appui, et avec la montée du nazisme elles se trouvèrent d’autant moins dans l’opportunité de le faire, dans l’illusion de prévenir le rapprochement qui devait s’avérer inévitable entre les deux partenaires de l’Axe malgré la cession à l’Italie de Benguela et de la bande d’Aouzou, ainsi que d’une part substantielle des actions de la société du chemin de fer de Djibouti.

Dans cette relation conflictuelle dont l’enjeu était un même territoire colonial, le contrôle de l’élément autochtone, par le ralliement ou la répression, devenait inévitablement un facteur critique. C’est là que le facteur du panislamisme devait entrer en jeu.

En 1911, l’Italie avait conquis la Libye au détriment de l’empire Ottoman, une constitution libérale qualifiée de statuto avait été octroyée aux populations occupées, qui lui avait valu les éloges des thuriféraires de l’islam, en particulier le célèbre Chakib Arsalan. Mais la pacification n’y avait été obtenue que plusieurs années après au prix d’une répression implacable que les fascistes avaient menée jusqu’à son terme lors de leur accession au pouvoir, en abolissant le statuto.

Néanmoins, lors de son voyage à Tripoli en 1937, Mussolini s’était fait offrir par le Cheikh El Islam une épée, et il avait promis en la brandissant que l’Italie prendrait la tête des musulmans et les aiderait à se débarrasser du joug de l’impérialisme, évidemment anglais et français.

Les Destouriens et le fascisme : un marché de dupes

Dans quelle mesure le gouvernement italien recruta-t-il des agents tunisiens et essaya-t-il d’instrumentaliser le Destour puis le Néo Destour contre la France? Il est difficile de le savoir. Le Cheikh Abdelaziz Thaalbi avait déjà bénéficié de l’hospitalité italienne à partir de 1923.

Néanmoins, l’affaire de la lettre d’Anfuso, le chef de cabinet du ministre italien des Affaires étrangères, et celle d’Ali Chérif, le speaker de Radio Bari, impliquèrent Habib Bourguiba immédiatement avant son arrestation le 9 avril 1938. Fût-ce une grossière provocation?

Le témoignage d’un dénommé Ciucci, un agent secret italien, indiquait des contacts réguliers avec Bourguiba et Salah Ben Youssef (italianisé en Salà), durant sa détention à la prison de Teboursouk. C’est Klaus Barbie cependant qui, cinq années après, libéra finalement les prisonniers destouriens à Lyon et les expédia à Rome, où ils furent reçus avec les honneurs dus à des chefs d’Etats. Mais en 1943 après le débarquement américain et le reflux d’Egypte et de Libye, les jours de l’Axe en Tunisie s’avéraient comptés, et Bourguiba posa comme contrepartie à toute collaboration la reconnaissance pleine et entière du pays, ce que les Italiens n’acceptaient bien sûr pas. Et le discours qu’il prononça, transmis par Radio Bari, fut purement protocolaire.

Il demeure nécessaire de connaître les raisons ayant poussé les Allemands à envoyer Bourguiba s’entendre avec les Italiens alors que leurs armées occupant la Tunisie, le pouvoir de décision leur revenait. Mais après l’invasion de la zone libre, et la suppression du gouvernement de Vichy, ils espéraient mobiliser la population tunisienne en leur faveur, et le Néo Destour pouvait le leur assurer, d’autant qu’entre novembre 42 et mai 43, date de la capitulation de la Wehrmacht en Tunisie, il avait eu toute latitude pour s’implanter et prendre la rue en main, face à une administration française dénuée de tout pouvoir .

A ce jeu complexe, d’aucuns du Néo Destour se prêtèrent à la collaboration avec les nazis, d’autres regroupés autour du Bey Moncef, du gouvernement Chenik, et de membres de l’ancien Destour, préférèrent s’adresser aux Anglo-américains, ce qui était plus sage; dans sa lettre adressée à Roosevelt, il demanda simplement aux Américains de ne pas détruire le pays et d’épargner la population.

Il n’est pas ici opportun de critiquer l’action des membres de Tunis Journal ou de Ifriquiya El Fatiyya, ni de l’association des jeunes musulmans ou de la jeunesse mohammadienne. Mais de l’aveu même du Dr Slimane Ben Slimane, tout le monde était totalement acquis à la cause de l’Allemagne nazie qui avait battu la France, qui n’avait pas élevé de revendications territoriales et qui prétendait combattre le judaïsme international.

En dépit de cela, le Bey Moncef refusa le plan de mobilisation générale proposé par Rahn et ses séides, ce qui ne l’empêchera pas d’être déposé et déporté par des Français revanchards qui voulaient faire oublier le collaborationnisme de l’administration de Vichy. On lui reprocha d’avoir décoré un groupe de nazis sur proposition de l’Amiral Esteva, le résident général français, quelques jours avant l’arrivée des Anglo-américains à Tunis.

On peut évidemment critiquer l’auteure du livre pour avoir exprimé un point de vue faisant la part belle aux communistes, et surtout à mon avis pour avoir tu le facteur sioniste qui pouvait expliquer beaucoup de choses. En effet, si le Haj Amine Husseini s’est placé sous la coupe des nazis, ce n’est pas par antisémitisme mais par patriotisme qu’il l’a fait, tout simplement du fait de l’immigration juive massive en Palestine, armée et financée par les sionistes anglais et américains. Mais en se faisant l’outil du panislamisme germano-italien il a tenté de se mêler des luttes intestines tunisiennes, à l’instigation des Allemands évidemment pour affaiblir Bourguiba dont l’intransigeance sur la question de l’indépendance indisposait les Français et les Italiens, mais son influence est demeurée marginale, et ses alliés du moins sur le plan idéologique du vieux Destour se sont finalement détournés du fascisme en faveur des Anglo-américains, preuve s’il en est que la défense de l’islam n’est pas univoque, et que le panislamisme n’a jamais été qu’un outil entre les mains des grandes puissances dans la réalisation de leurs objectifs impérialistes.

L’auteure semble par ailleurs suggérer que le cabinet Chenik avec le Dr Mahmoud El Materi et les vieux destouriens sont ceux qui finalement en appréciant la situation à sa juste valeur, et en convainquant le bey de choisir le camp des alliés, ont le mieux rendu service à la cause de la liberté, mais cette thèse n’a jamais été celle ayant prévalu dans le pays après l’indépendance, il est vrai sous l’égide du parti unique et de Bourguiba.

L’éventuelle perte d’influence du Néo Destour après la guerre  ne semble pas corroborée par les faits, pas plus qu’une émergence du parti communiste et des syndicats. Malgré le courage et les sacrifices des communistes, Arabes mais aussi Italiens, Français, et même Espagnols, le parti nationaliste n’a eu que rarement un rayonnement important et n’a pas pesé sur le cours des événements en dehors de quelques grèves durement réprimées ou d’actes de sabotage .

Quant aux syndicats, le plus important, l’UGTT, est demeuré organiquement lié au Néo Destour et joua plus tard un rôle important dans la résolution du conflit pour le pouvoir au bénéfice de Bourguiba en 1955 et 1956, qui, lui, a survécu avec la caution américaine, contrairement à Mussolini, exécuté à la fin de la guerre.

En conclusion, il semble évident que les liens entre le Néo Destour et le gouvernement fasciste italien aient été multiples, il n’aurait pas pu en être autrement, et en 1937 avec la guerre d’Espagne et la guerre d’Ethiopie, la résurrection de l’Allemagne et les revendications italiennes en Méditerranée, les jours de la France en Afrique du Nord paraissaient comptés, et aucun mouvement de libération nationale responsable ne pouvait l’ignorer. La moindre des choses à faire était donc de prendre des gages sur l’avenir auprès de la puissance qui risquait d’occuper le pays, l’Italie.

Les évènements ont fait qu’en fin de compte, la volonté italienne n’ait pas prévalu face à celle de l’Allemagne seule dotée de la véritable puissance militaire et qui n’a jamais livré la Tunisie aux ambitions de son alliée, mais y a respecté la prépondérance française pour des raisons stratégiques et militaires.

La stratégie complexe de Bourguiba pour obtenir l’indépendance

Tout compte fait, Bourguiba, et contrairement à ce qu’il a voulu faire croire après l’indépendance concernant son infaillibilité, s’est trompé en se compromettant avec les Italiens qui eux-mêmes ont été bernés par les Allemands, mais il ne collabora pas avec ces derniers, et ne joua jamais la carte du panislamisme contrairement à ses adversaires du Vieux Destour qui après l’avoir fait, firent volte face finalement en faveur de la France et des alliés. Et surtout il ne transigea pas sur l’objectif qu’il s’était assigné, celui de l’indépendance, face aux Allemands, aux Italiens, et aux Français, auxquels il ne cessa de faire miroiter, tour à tour, les avantages qu’ils retireraient en accordant à la Tunisie l’autodétermination. Mais, dans cette affaire, qui ne s’est pas trompé, à commencer par les Français qui pensaient neutraliser Mussolini par quelques concessions, ou bien les communistes que le pacte germano-soviétique a placés pendant quelque temps dans le camp des nazis, ou enfin ces derniers surpris par l’imprévisibilité et la faiblesse militaire de leurs alliés italiens battus par les modestes grecs?

Tout compte fait, les seuls à ne pas s’être trompés sont les Anglo-saxons qui ont mené la guerre à leur propre rythme en adoptant la stratégie gagnante, celle de la victoire en Méditerranée sur l’Axe et la conquête préalable de l’Italie à partir du territoire tunisien avant l’assaut de la forteresse Europe. Mais mise à part la collaboration logique du Néo Destour avec l’Italie, contre la colonisation française, qui avait mené à la famine et aux épidémies, prétendait déposséder de leurs terres 300.000 fellahs ruinés, et dont l’occupation était devenue insupportable par l’injustice et les horreurs qu’elle impliquait, l’important est que, en dépit de tout, le pays soit toujours demeuré une terre dont la population n’a jamais partagé de haine contre les étrangers ou les minorités, la seule haine systématisée ayant été imposée par les lois de Vichy, celles importées par la puissance occupante.

Enfin, pour en revenir à l’époque actuelle, celle du XXIe siècle, au moment où l’Italie sous l’égide d’un Premier ministre fasciste (Giorgia Meloni, Ndlr) se glorifiant de l’exemple de Mussolini prétend avec la caution de l’Europe établir de nouveaux rapports avec notre pays qui ont pour thème l’immigration, le contrôle des frontières, et l’aide économique, il est peut-être salutaire de se remémorer que ces mêmes thèmes avaient signifié pour le fascisme italien, il y a un siècle, l’annexion de notre pays et son ouverture une colonisation italienne intensive.

Médecin de libre pratique.

‘‘La Méditerranée fasciste’’, de Juliette Bessis, éd. Karthala, Paris, 1er janvier 1981, 412 pages.

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