Le débat autour du roman ‘‘Houris’’ de l’écrivain algérien Kamel Daoud, accusé de s’inspirer des événements de la vie de Saâda Arbane, malgré son refus expressément signifié, a relance le vieux débat sur les limites de la transposition de la réalité dans la littéraire et le droit des victimes à la vie privée.
Djamal Guettala
Tandis que certains perçoivent le roman ‘‘Houris’’ comme une œuvre de fiction inspirée de la réalité, d’autres considèrent que l’exploitation de souffrances personnelles d’une femme sans son consentement constitue une violation de l’éthique.
La littérature, comme tout autre art, est un miroir du réel, mais elle n’en est pas prisonnière. À travers l’histoire, les romanciers se sont inspirés d’événements et de personnages réels pour les remodeler dans un contexte littéraire nouveau. En Algérie, plusieurs exemples illustrent cette dynamique : Albert Camus, qui a trouvé dans un crime réel l’inspiration pour le personnage de Meursault dans ‘‘L’Étranger’’; Kateb Yacine, qui a façonné le personnage de Nedjma dans son roman homonyme en s’inspirant du vécu de sa cousine; Tahar Ouettar, qui a abordé l’exécution des marxistes dans son roman ‘‘Al Laz’’.
Dans la même veine, Kamel Daoud a utilisé des éléments du réel pour construire une fiction littéraire, notamment dans son roman ‘‘Meursault, contre-enquête’’. Et il a fait de même dans son dernier roman ‘‘Houris’’, qui vient d’être couronné du prix Goncourt en France. Mais cette fois-ci, son acte a suscité un scandale en Algérie qui risque d’entacher sa réputation.
Atteinte à la vie privée
Saâda Arbane, survivante d’un massacre de la décennie noire, affirme que Kamel Daoud s’est inspiré de son histoire personnelle sans son autorisation. Elle dit même lui avoir signifié clairement son refus lorsqu’il lui a fait part de son intention d’utiliser son histoire dans un roman. Et bien que ce roman ne mentionne pas explicitement le nom de la jeune femme, les similitudes dans les détails contenus dans le roman et le vécu tragique de Saâda ont suscité la colère de celle-ci qui entend poursuivre le romancier en justice. C’est, en tout cas, ce qu’elle a raconté dans une vidéo ayant circulé ces derniers jours dans les réseaux sociaux, où elle raconte ses liens avec Kamel Daoud, à travers son épouse. Cette dernière est la psychiatre qui traite Saâda depuis le début de son drame et qui a intercédé entre sa patiente et son époux pour permettre à ce dernier d’exploiter une histoire censée rester un secret personnel.
Il y a là, entendons-nous, un premier problème : celui de la divulgation du secret médical auquel Mme Daoud ne peut pas se dérober. Elle a trahi sa patiente et abusé de sa confiance. Et c’est impardonnable de tout point de vue.
Sur le plan de la création littéraire, un romancier n’a certes pas besoin du consentement explicite de quiconque pour s’inspirer d’événements réels ou de faits divers, tant que l’œuvre dépasse le cadre d’un récit documentaire pour transfigurer les faits et leur donner une dimension artistique et philosophique. Cependant, la question morale et éthique persiste : un écrivain a-t-il le droit d’exploiter les souffrances d’une personne sans son accord?
Violation du secret professionnel
L’accusation portée contre l’épouse de Kamel Daoud, soupçonnée d’avoir profité de son statut de médecin pour divulguer des détails confidentiels sur Saâda, soulève des enjeux juridiques et éthiques. Encore faut-il établir un lien direct, évident et indiscutable entre l’histoire de Saâda et celle de l’héroïne du roman de Kamel Daoud. Ce que la concernée soutient à l’appui de son accusation : les quelques menus changements introduits par Daoud (noms, lieux, etc.) ne font que rendre encore plus évidentes les similitudes existant entre le vécu de Saâda et celui de l’héroïne du roman «incriminé».
Les analystes suggèrent que le refus de Saâda de voir son histoire relatée dans un roman pourrait être lié à ce que l’on appelle le «syndrome de l’amnésie post-traumatique». Les victimes préfèrent souvent enfouir leurs souvenirs douloureux plutôt que de les affronter. Cette problématique s’inscrit dans un contexte plus large en Algérie, où les massacres de la décennie noire restent largement tabous, offrant un terrain favorable à l’impunité des coupables.
Saâda affirme que la sortie du roman a remué le couteau dans la plaie, en lui rappelant les détails de la tragédie qu’elle a vécue, et que depuis, elle ne retrouve plus le sommeil, ne mange presque plus et a du mal à se concentrer sur quoi que ce soit. Ce dont son mari a témoigné dans la même vidéo.
Limites de la liberté de création
Pour Kamel Daoud, comme pour d’autres écrivains, la littérature est un moyen de confronter l’Histoire et de raviver des mémoires face à la menace de l’oubli. Pourtant, la question demeure : comment concilier la liberté de création littéraire avec le respect de la vie privée des individus?
L’affaire Kamel Daoud et Saâda Arbane dépasse le simple débat littéraire, en posant des questions fondamentales sur la relation entre l’art et la réalité, ainsi que sur les limites éthiques de la transposition de la réalité dans une œuvre artistique. Même si dans une société marquée par des traumatismes collectifs, la littérature reste un moyen nécessaire pour interroger le passé et essayer de le comprendre.
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