La désindustrialisation en Tunisie | Causes, implications et perspectives de ré-industrialisation

L’analyse de la désindustrialisation prématurée en Tunisie met en évidence des défis structurels importants, notamment la perte de compétitivité des secteurs industriels, le faible niveau d’investissement et l’impact des politiques économiques. D’où l’importance d’une stratégie de ré-industrialisation bien conçue pour relancer l’économie nationale, qui traverse une crise structurelle dont on ne voit pas encore le bout.

Othmen Smeti

La désindustrialisation est un processus généralement observé dans les économies avancées, où le déclin de la part du secteur industriel dans le produit intérieur brut (PIB) et l’emploi est considéré comme une étape naturelle vers une économie de services. Cependant, un phénomène distinct, appelé désindustrialisation prématurée, a émergé dans de nombreux pays en développement, y compris la Tunisie. Contrairement à la désindustrialisation observée dans les pays industrialisés, celle-ci survient à des niveaux de revenu par habitant beaucoup plus bas, souvent avant que ces économies aient atteint un stade de développement industriel avancé.

En Tunisie, la désindustrialisation a été documentée comme un déclin de la contribution de l’industrie manufacturière au PIB, combiné à une diminution de l’emploi industriel. Ce phénomène soulève des questions sur ses causes profondes, ses implications économiques et sociales, ainsi que sur les stratégies possibles pour relancer l’industrialisation.

Cet article explore les déterminants de la désindustrialisation prématurée en Tunisie à partir d’une analyse des données économiques et des études empiriques. Il discute ensuite des implications de ce phénomène pour l’économie tunisienne et propose des pistes pour une ré-industrialisation durable et compétitive.

Qu’est-ce qu’une désindustrialisation prématurée ?

La désindustrialisation prématurée est définie comme un déclin du secteur industriel survenant à un niveau de développement économique où l’industrie aurait dû continuer à croître. Selon Rodrik (2016), ce phénomène est le résultat de politiques de libéralisation économique, de la globalisation, et de changements structurels défavorables.

Contrairement à la désindustrialisation «naturelle», qui découle d’une croissance rapide de la productivité industrielle accompagnée d’un transfert d’emplois vers les services, la désindustrialisation prématurée limite la capacité des pays à générer des emplois de qualité et à diversifier leur économie.

En Tunisie, le concept s’illustre par une transition accélérée vers une économie de services sans consolidation préalable du secteur industriel. La courbe en U inversé, un modèle théorique qui relie la part de l’industrie dans le PIB au revenu par habitant, montre que la Tunisie a connu un pic industriel à un niveau de revenu bien inférieur à celui des économies développées.

L’analyse repose sur des données issues du mémoire, incluant les indicateurs de la valeur ajoutée industrielle, les flux d’investissements étrangers directs (IDE), et les données sur l’emploi industriel en Tunisie. Une approche économétrique a été utilisée pour identifier les principaux déterminants de la désindustrialisation, notamment les modèles ARDL et les tests de co-intégration pour évaluer les relations à long terme entre les variables.

Les sous-secteurs industriels, tels que le textile et les industries mécaniques, ont été analysés pour comprendre les dynamiques sectorielles. Les données statistiques ont également été comparées avec celles d’autres pays en développement pour évaluer la spécificité tunisienne dans le contexte de la désindustrialisation prématurée.

État des lieux de la désindustrialisation en Tunisie

Depuis les années 1990, la part de l’industrie manufacturière dans le PIB tunisien a chuté de 15 points, passant de 35% à environ 20% en 2021. Cette tendance s’accompagne d’une diminution progressive des emplois industriels, qui représentaient autrefois près d’un tiers de l’emploi total et qui sont désormais inférieurs à 20%.

La structure des investissements révèle un déplacement des capitaux vers des secteurs non productifs tels que l’immobilier et les services, au détriment des industries manufacturières. De plus, les flux d’IDE, concentrés auparavant dans les industries exportatrices, se sont progressivement réorientés vers des activités moins productives.

L’analyse empirique met en lumière plusieurs facteurs, notamment :

– les politiques de libéralisation commerciale : l’ouverture rapide des marchés tunisiens a exposé les industries locales à une concurrence étrangère accrue, notamment dans les secteurs à faible valeur ajoutée comme le textile;

– le ralentissement des investissements : une baisse des investissements publics et privés dans le secteur manufacturier a limité la capacité de l’industrie à se moderniser;

– le manque d’innovation et d’adoption technologique : la faible adoption des technologies modernes a réduit la compétitivité des industries tunisiennes sur les marchés mondiaux.

À titre de comparaison, la désindustrialisation prématurée de la Tunisie est similaire à celle observée dans d’autres économies en développement comme le Brésil et l’Afrique subsaharienne, où la réorientation vers des exportations de produits primaires a freiné l’industrialisation.

Perspectives de ré-industrialisation en Tunisie

La ré-industrialisation est essentielle pour revitaliser l’économie tunisienne et améliorer la résilience face aux chocs économiques. Pour y parvenir, plusieurs stratégies peuvent être envisagées. Il s’agit notamment de :

– renforcer les investissements dans les secteurs industriels à forte valeur ajoutée : la Tunisie doit réorienter ses politiques d’investissement pour privilégier les secteurs industriels stratégiques, tels que les technologies de l’information, les énergies renouvelables et les industries pharmaceutiques. Cela nécessite a- des incitations fiscales ciblées en offrant des réductions fiscales pour les investissements dans les secteurs innovants; b- une amélioration du climat des affaires en réduisant les barrières administratives et juridiques pour les investisseurs locaux et étrangers; c- une modernisation des infrastructures industrielles en développant des zones industrielles intégrées avec des réseaux logistiques performants;

– accélérer l’adoption des technologies 4.0 : l’intégration des technologies avancées (robotique, intelligence artificielle, IoT) dans les processus industriels pourrait augmenter la compétitivité des entreprises tunisiennes. Pour cela, le gouvernement devrait financer des programmes de transformation numérique dans les PME; et les partenariats public-privé pourraient faciliter l’accès à ces technologies à moindre coût;

– diversifier les chaînes de valeur industrielles : pour réduire sa dépendance à certains secteurs comme le textile, la Tunisie doit explorer de nouvelles chaînes de valeur mondiales en développant des industries spécialisées pour répondre aux besoins spécifiques de l’Europe, comme les technologies médicales ou les produits écologiques; et en renforçant les capacités d’exportation des PME grâce à des accords commerciaux avantageux;

– prioriser l’éducation et la formation professionnelle : la main-d’œuvre tunisienne doit acquérir les compétences nécessaires pour répondre aux besoins des industries modernes. Cela implique la création de centres de formation spécialisés dans les technologies émergentes; et des partenariats entre les universités et les entreprises pour adapter les programmes éducatifs aux exigences du marché;

– adopter une approche écologique et durable : la ré-industrialisation doit être compatible avec les objectifs de développement durable en encourageant l’utilisation des énergies renouvelables dans les processus industriels et en mettant en place des normes strictes pour la gestion des déchets industriels et la décarbonisation;

Se repositionner dans les chaînes de valeur mondiales

L’analyse de la désindustrialisation prématurée en Tunisie met en évidence des défis structurels importants, notamment la perte de compétitivité des secteurs industriels, le faible niveau d’investissement et l’impact des politiques économiques. Ce phénomène n’est pas seulement une conséquence inévitable de la mondialisation, mais aussi le résultat de choix politiques et économiques spécifiques.

Les résultats soulignent l’importance d’une stratégie de ré-industrialisation bien conçue pour relancer l’économie tunisienne. Cela nécessite une coordination efficace entre les décideurs publics, les investisseurs privés et les institutions internationales. Les priorités doivent inclure le développement de secteurs industriels stratégiques, la modernisation des infrastructures et des processus de production, l’investissement dans l’éducation et la formation professionnelle et la transition vers une industrie durable et numérisée.

Ces efforts, bien que coûteux à court terme, pourraient générer des avantages économiques significatifs à long terme, notamment en termes de création d’emplois, d’amélioration de la compétitivité et de réduction des déséquilibres économiques régionaux. En conclusion, la ré-industrialisation de la Tunisie est non seulement un impératif économique, mais aussi une opportunité de repositionner le pays comme un acteur clé dans les chaînes de valeur mondiales. Les leçons tirées de cet article peuvent également être appliquées à d’autres économies en développement confrontées à des défis similaires.

* Conseiller économique.

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