Qui a dit que le président Kaïs Saïed n’avait pas de programme ? C’est lui qui l’avait dit durant sa campagne électorale en 2019, se contentant de résumer son projet pour la Tunisie en un slogan populiste : «Le peuple veut». Mais peu à peu, le programme présidentiel a commencé à prendre forme, davantage dans des paroles, en attendant les actes.
Par Imed Bahri
En recevant, hier, vendredi 9 février 2024, au palais de Carthage, tour à tour, le Premier ministre Ahmed Hachani et le ministre de l’Economie et de la Planification, Feryel Ouerghi Sebai, récemment nommée, le président de la république a déroulé son programme en une série de recommandations censées illustrer son projet politique et économique qui consiste à donner la parole au peuple et à répondre à ses exigences.
Une «guerre de libération nationale»
Lors de sa rencontre avec Ahmed Hachani, axée sur l’avancement du travail gouvernemental et l’ordre du jour du conseil des ministres d’aujourd’hui, le chef de l’Etat a rappelé «la nécessité d’assainir l’administration et d’imposer à tous le respect de la loi sur un pied d’égalité». Il a ajouté qu’«une guerre de libération nationale sera menée pour nettoyer le pays de tous ceux qui ont tenté de le détruire et de le rendre dépendant de l’extérieur», selon un communiqué de la présidence diffusé à l’issue de la rencontre.
L’un des sujets les plus importants abordés a été la révision d’un certain nombre de règlements ou de conditions qui, selon le président Saïed, étaient adaptés aux besoins des lobbies qui monopolisent un certain nombre de secteurs afin que personne ne puisse les concurrencer. Il a estimé que les cahiers des charges adoptés pour certaines activités économiques, et qui étaient censés remplacer les autorisations, constituaient en réalité des monopoles déguisés assortis de conditions que seuls les spéculateurs pouvaient remplir, ajoute le communiqué présidentiel.
Cette «guerre de libération nationale» dont parle Kaïs Saïed vise à imposer une nouvelle répartition des richesses entre les différentes catégories sociales, en prenant aux riches, souvent enrichis illégalement et avec la complicité active de l’administration publique, pour donner aux pauvres, appauvris par une politique inégalitaire basée sur l’exclusion des régions et des couches déshéritées de la population. Et si le président ne cesse de parler de la nécessité d’assainir l’administration publique, c’est parce qu’il reste persuadé que celle-ci est infiltrée par les dits lobbys d’intérêt et qu’elle sert ces lobbys avec zèle, en se faisant prévaloir de textes de lois et de règlements taillés sur mesure.
Une répartition plus équitable des richesses
Lors de sa rencontre avec Feryel Ouerghi Sebai, Saïed est revenu à cette thématique du respect de la volonté populaire en soulignant «l’importance de l’indépendance de la décision nationale et la nécessité que la planification soit basée sur les choix du peuple tunisien», laissant ainsi entendre que les politiques économiques suivies par les précédents gouvernements, y compris sous son propre règne, étaient dictées par l’étranger, et notamment par les bailleurs de fonds internationaux, notamment le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM) ou encore l’Union européenne (UE). D’ailleurs, le prédécesseur de l’actuelle ministre de l’Economie et de la Planification, Samir Saïed, avait été limogé parce qu’il défendait publiquement la politique économique, trop libérale au goût du président, convenue avec le FMI dans le cadre du programme de prêt de 1,9 milliard de dollars, suspendu depuis octobre 2022.
La nouvelle détentrice du poste sait donc à quoi s’en tenir : elle est censée mettre en musique, sur le plan économique, la partition politique du président de la république, c’est-à-dire revoir les lois, les règlements et les pratiques gouvernementales dans le sens d’une répartition plus équitable des richesses nationales.
«Ceux qui débattent depuis des années sur les stratégies de développement n’ont pas réussi à proposer de vraies solutions et n’ont pas observé les réalités qui se trouvaient devant eux. Ils n’ont pas non plus réussi à se concentrer sur les raisons qui ont conduit à la détérioration de la situation socio-économique de la Tunisie», a aussi déclaré Saïed, selon le communiqué de la présidence, donnant ainsi à l’actuel gouvernement la mission de revoir de fond en comble le modèle économique mis en place dans le pays depuis le tournant libéral des années 1970 pris par le gouvernement Hedi Nouira.
«Le peuple, attaché à sa souveraineté, exige l’emploi, la liberté et une vie décente. Il a identifié lui-même la stratégie et il suffit de lui fournir les instruments juridiques pour satisfaire ses revendications légitimes», a ajouté le président, estimant que le rôle des membres du gouvernement n’est pas d’élaborer eux-mêmes des stratégies et des programmes en partant de leurs savoirs acquis et du diagnostic des réalités trouvées, mais de se mettre à l’écoute de la volonté populaire, censée apporter les réponses adéquates aux problèmes confrontés, et de traduire celle-ci en stratégies et programmes gouvernementaux. Le président a souligné à ce propos le rôle du Conseil des Régions et des Districts, la seconde chambre parlementaire, qui va bientôt être mise en place, qui serait, selon lui, un pas nécessaire dans cette direction. Ceux qui ont été marginalisés pendant des décennies contribueront à l’élaboration de lois qui les feront sortir des marges et les intégrer dans le cercle de l’activité juridique et économique, a-t-il expliqué.
Cap sur les entreprises communautaires
Il a, dans ce contexte, également souligné l’importance des entreprises communautaires, son autre dada, affirmant que des milliers de Tunisiens sont désireux de créer ce type d’entreprises censées combattre la forte concentration des richesses entre les mains de groupes et de familles de privilégiés et de mieux répartir ces richesses entre le classes sociales et les régions. A cet effet, le président a exhorté les établissements bancaires, et notamment la Banque tunisienne de solidarité (BTS), à apporter les financements nécessaires à ces entreprises communautaires qui, selon lui, bénéficieront à l’ensemble de la nation.
«La stratégie souhaitée repose sur la création de la richesse et sa distribution à tous les citoyens sur la base de la justice sociale», a conclu le chef de l’Etat, qui ne se doute pas un instant de la faisabilité, de la viabilité et de l’urgence de son programme économique. Ce programme est clairement antilibéral, socialisant, et porté par un égalitarisme qui peut paraître utopique voire irréalisable dans un monde où l’économie de marché a triomphé partout, même dans les pays anciennement communistes, comme la Chine et la Russie.
Il reste aussi à savoir si les membres du gouvernement, à commercer par le Premier ministre, ancien fonctionnaire de la Banque centrale, qui ont tous fait leur parcours académique et professionnel au sein d’un modèle économique libéral, sont capables de suivre ce tournant socialisant préconisé par le président de la république et de le traduire en plans, stratégies et programmes concrets. On peut en douter d’autant que le tournant en question ne saurait se suffire de quelques réformettes partielles ou ravalements de façades, car c’est d’une véritable révolution qu’il est question : dans les esprits, dans les lois et dans les pratiques. Et d’une révolution qui demandera des années voire des décennies pour donner ses fruits, qui plus est, dans un pays en grande difficulté politique, économique et financière, et où le temps n’a jamais autant compté… et manqué.
Donnez votre avis