Alors que les files d’attentes se multiplient en Tunisie, que les jeunes cherchent par tous les moyens à quitter le pays, que l’investissement s’étiole dangereusement et que la récession perdure, le conseil de ministres multiplie les projets de loi et décret, comme s’il n’y en a pas assez.
Par Moktar Lamari *
On préfère regarder ailleurs que la grave récession économique qui secoue le pays (croissance négative pour deux trimestres successifs). On légifère et on discutaille de tout sauf de l’économique et de la paupérisation du pays et de ses populations. Et comme si les problèmes économiques et déficits budgétaires et incertitudes monétaires se résolvent par des décrets et des lois. Par un trait de crayon…
Tout le monde sait qu’on ne change pas trop au marasme économique par des décrets, par des lois et par de la gesticulation qui donnent l’impression que le gouvernement est en plein rendement et qu’il prépare les textes pour faire fonctionner le parlement et ensuite les administrations publiques.
Un «agenda setting», hors sujet!
Tout le monde en Tunisie sait qu’on légifère et on met des lois qu’on ne peut toujours pas opérationnaliser et mettre en œuvre, puisque improvisées et qui requièrent beaucoup de textes d’application et de moyens pour être mises en œuvre et être utiles.
On superpose les lois, on accumule les décrets, et on multiplie les circulaires… pour se faire bonne conscience. Le tout se fossilise et fait que l’administration publique en Tunisie n’est qu’un fourre-tout de réglementations inutiles et contradictoires.
Mais, c’est mieux que rien, le gouvernement donne l’impression qu’il travaille et qu’il joue son rôle, même si cela ne change rien ou presque aux précarités et indigences des citoyens. Trop loin de leur vie au jour le jour, et sans liens directs des urgences qui paralysent le pays.
Qui fixe l’ordre du jour du conseil de ministres? Dans les pays démocratiques, ce sont les urgences et les pressions liées. Pas la bureaucratie qui s’érige en maître absolu, indépendamment des urgences et des impératifs du contexte. Un conseil de ministres c’est pour solutionner les problèmes des citoyens, dans l’ordre des priorités où ils se présentent.
A lire le communiqué de la dernière réunion du conseil du ministre, on a l’impression que le gouvernement tunisien se plaît dans la gesticulation et la reproduction de ce qui n’a pas marché par le passé comme erreur d’approche et gaspillage de temps et de moyens, pour ne rien changer au quotidien du citoyen. Et cela dure depuis longtemps.
On ne veut surtout pas discuter des sujets qui fâchent. On évite ces problèmes brûlants et on façonne un ordre du jour lissé, fade et à côté de la plaque. Tout le monde est beau, tout le monde est gentil.
L’économique, 5e roue de la charrette ?
En Tunisie, l’Etat dominé par les juristes (de la pensée napoléonienne) aime légiférer, multiplier les textes et les procédures, alors que la gouvernance moderne s’appuie sur l’efficience économique, l’efficacité opérationnelle et l’économie dans les ressources (EEE).
Comme toujours, ces réglementations et décrets ne sont pas analysés de façon ex ante, pour mesurer leur impact sur les processus (lenteur, bureaucratie, contrôle) et apprécier le rapport coût/bénéfice de leur rendement et applications. C’est une façon de compliquer la vie des investisseurs qui veulent investir, pour prolonger les processus administratifs, alourdir la bureaucratie et exagérer son pouvoir.
Au Maroc, une loi a été votée il y a 3 ans pour systématiser les évaluations coûts/bénéfices des lois, décrets et réglementations avant leur adoption. Tous les pays occidentaux évaluent ces impacts et leur retombées sur les entreprises, les citoyens, les processus de création de la richesse.
La bureaucratie en grandeur nature
La Tunisie continue de traîner cette logique fondée sur un juridisme suranné et dépassé dans les sociétés qui ont compris que le juridisme excessif ne peut que finir par entraver la croissance, l’investissement et la prospérité.
Que du juridisme primaire, aucune annonce d’investissement, aucune mesure à portée économique pouvant donner de l’espoir pour les 700 000 chômeurs, pour donner l’impression que l’Etat cherche à améliorer les services publics, ou à réduire les pénuries et les files d’attentes.
Un gouvernement qui raisonne dans une sorte de tour d’ivoire, loin des préoccupations quotidiennes des citoyens : pénuries, files d’attentes, corruption, pauvreté, perte du pouvoir d’achat… récession gravissime et dette paralysante.
Que de la poussière, sans résultat
Le juridisme en vigueur en Tunisie cache l’incapacité des membres de l’élite devenus ministres à solutionner les problèmes économiques brûlants : recul de l’investissement, recul de la productivité, pénurie, exode des jeunes, baisse du pouvoir d’achat, pauvreté, analphabétisme, violence contre la femme…
Pourtant le président Kaïs Saïed ne cesse de répéter que ceux qui ne sont pas capables d’assumer leurs responsabilités doivent rester chez eux. Beaucoup de ministres seraient probablement dans ce cas. Et il faut évaluer leur rendement, plus tôt que tard, et on ne doit pas attendre leur congédiement tardif, comme ce qui vient de se passer pour deux ministres il y a 3 semaines.
Peut-être que politiquement c’est plus intéressant de ne pas évaluer les hauts responsables, et on fonctionne mieux avec les «incompétents»: ils sont dociles, et facilement pointés comme boucs émissaires et ou fusibles à faire sauter pour se protéger contre l’ire de l’opinion publique.
Le dernier conseil des ministres n’a planché que sur des annonces qui augmentent les dépenses budgétaires, sans nécessairement créer de la richesse hors de tout doute. De facto, on creuse les déficits au lieu de les résorber par des coupures et des mesures de rigueur et d’optimisation.
Quatre points figurant dans le communiqué annoncent la création d’«unités de gestion axée sur les objectifs» dans des ministères. Dans les pays occidentaux, on a dépassé la gestion axée sur les objectifs, on est rendu à la gestion axée sur les résultats. Une différence de taille.
Et la création d’une unité dans un ministère n’a pas besoin de passer devant le conseil ministres. Le ministre peut le faire, en respectant les consignes du Premier ministère, ou même le ministère des Finances.
Ces décisions coûtent chers en salaire de fonctionnaires et en bureaucratie. On recrute des gestionnaires, on place ses «amis», ses proches collègues, on octroie des voitures de fonction, des primes et tout le tralala lié. Le tout avec les taxes des citoyens, le tout pour creuser davantage les déficits budgétaires.
Deux points portent sur la dette, entérinant des accords qui enfoncent encore plus la Tunisie sous le fardeau de la dette et empirent l’addiction du pays aux financements extérieurs, notamment pour couvrir les déficits au lieu de les réduire. On ne précise rien sur les montants, les délais, et les taux d’intérêt. Secret d’Etat.
Une belle partie de la réunion à été réservée aux autocongratulations et de la satisfaction d’usage, mettant en relief la «performance du gouvernement».
Il suffit de lire le communiqué officiel diffusé par l’agence officielle Tap pour mieux voir et mesurer le retard de notre gouvernance… origine de notre sous-développement endémique!
A des années lumières du progrès et des nouvelles méthodes de gestion et de gouvernance.
Tragique…
* Economiste universitaire.
Blog de l’auteur : Economics for Tunisia, E4T.
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