Une coalition gouvernementale comprenant les socialistes, les écologistes, les communistes, le bloc de Macron et des républicains conservateurs, en plus du fait qu’elle sera difficile à mettre en place, aura beaucoup de mal à se maintenir. La France entre dans une phase d’incertitude, d’instabilité et de précarité du pouvoir qu’elle n’a pas connue depuis 1958.
Imed Bahri
Le général de Gaulle a instauré en 1958 la Ve République pour mettre fin à l’instabilité et à l’ingouvernabilité de la IVe où les majorités étaient vacillantes et les gouvernements instables avec une durée de vie éphémère affaiblissant ainsi l’État français.
La mise en place du régime présidentiel et du mode de scrutin uninominal à deux tours pour élire les membres de l’Assemblée nationale ont permis durant des décennies de dégager des majorités fortes et confortables qui ont offert la stabilité aux gouvernements successifs et épargné à la France le spectre de l’ingouvernabilité sauf que depuis les élections législatives de 2022 et encore plus celles de 2024, les configurations de l’Assemblée nationale sont éclatées et l’émergence d’une majorité pour gouverner n’est plus facile ouvrant ainsi la voie aux négociations laborieuses pour constituer des coalitions, une pratique enracinée dans les démocraties parlementaires européennes mais étrangère à la culture politique française contemporaine.
C’est dans cette optique que le New York Times a livré une analyse de la nouvelle donne que vit la France après la dissolution de l’Assemblée nationale décidée par Emmanuel Macron et les élections législatives anticipées qui en ont découlées.
Le chef du bureau parisien du journal américain Roger Cohen écrit que «la France a appris un nouveau mot: ingouvernabilité» et c’est le résultat de la tentative du président Emmanuel Macron d’établir «une clarification» sur la scène politique après les résultats de l’extrême droite aux élections au Parlement européen. Cependant, lors de ses élections anticipées, il a semé une confusion difficilement surmontable avant plusieurs mois.
«Au lieu de se réveiller lundi matin avec une France dominée par l’extrême droite, la France est devenue l’Italie, un pays qui a besoin de négociations minutieuses qui aboutiront finalement à un gouvernement de coalition viable», écrit le journal. La France a dit «non» à Marine Le Pen et au Rassemblement national anti-immigration lors des élections législatives. Elle a voté pour la gauche montante et l’a placée en première place sans lui offrir pour autant la majorité absolue des 289 sièges nécessaire pour gouverner. Les élections ont également fait passer le cœur du pays d’une présidence forte à un parlement.
De rudes négociations en perspective
«À l’approche du début des Jeux Olympiques dans moins de trois semaines et du début des vacances d’été et du départ vers les plages ou les montagnes considérés comme un aspect sacré de la vie française, on s’attend à ce que la période des négociations pour la formation d’un gouvernement s’étendra jusqu’à l’automne, date à laquelle la France devra voter le budget. Ainsi les élections qui allaient conduire à des manifestations en cas de victoire de l’extrême-droite ont abouti à une impasse», souligne le NYT.
Le Nouveau Front populaire (NFP), une coalition montante de gauche arrive en première position avec 180 sièges à l’Assemblée nationale et la coalition a directement demandé à Macron de la charger de former un gouvernement affirmant qu’elle choisira un Premier ministre cette semaine.
Cependant, la demande ignore un certain nombre de points. Sur la base de la Constitution, Macron choisit le Premier ministre. À l’Assemblée nationale, qui compte 577 députés, il manque à l’alliance NFP 109 sièges pour disposer d’une majorité absolue. Aussi, ce n’est pas seulement le programme de gauche qui a remporté les élections mais plutôt la décision des centristes et de la gauche de former le Front républicain pour empêcher l’extrême droite de gagner. Malgré ces facteurs, le leader de gauche conflictuel et clivant Jean-Luc Mélenchon a souligné qu’il ne négocierait pas avec des partenaires potentiels et ne modifierait pas une seule phrase du programme de gauche. Tout cela n’augure rien de bon et ne dissipera pas l’épais nuage créé par la démarche de «clarification» des élections anticipées réclamée par Macron.
Une trop brutale «clarification»
La France avec son système présidentiel, n’a pas de culture de construction d’alliances et de compromis. L’analyste politique Nicole Bacharan a déclaré: «Nous ne savons rien de tout cela. Nous sommes une nation qui crée des symboles comme Napoléon.» Ces personnalités napoléoniennes sont désormais contraintes à des négociations laborieuses et à un accord sur un agenda entre des partis ayant des positions et des priorités nationales différentes. Par exemple, le NFP veut abaisser l’âge de la retraite à 60 ans au lieu de 64 ans après une bataille que Macron a menée et à l’issue de laquelle il l’a relevé entre 62 et 64 ans.
Le mouvement de Macron, quant à lui, veut se débarrasser du déficit budgétaire et en faire la priorité du gouvernement. De son côté, le NFP souhaite augmenter le salaire minimum à 1600 euros et geler les prix de l’énergie et du gaz. Au début de cette année, le gouvernement Macron a approuvé un projet de loi sur l’immigration qui restreignait les règles permettant aux étrangers de travailler en France. La gauche a cependant promis d’adopter une politique plus généreuse.
Les résultats des élections qui ont donné naissance à trois grands blocs à savoir la gauche, le centre et la droite n’ont fourni aucune base directe pour une action commune. Le bloc centriste de Macron compte 160 sièges soit moins de 250 sièges (ce qu’il avait obtenu en 2022) tandis que le Rassemblement national en compte 140 soit plus des 89 obtenus en 2022. Si la France a empêché l’extrême-droite d’accéder au pouvoir, elle n’a pas pour autant stoppé sa montée en puissance alimentée par le mécontentement à l’égard des immigrés et l’augmentation du coût de la vie.
Après avoir rencontré lundi le Premier ministre Gabriel Attal, Macron lui a demandé de rester à son poste «pour le moment afin d’assurer la stabilité du pays». Attal semblait prendre ses distances avec Macron avec la ferme intention de participer à la course à la présidentielle de 2027 pour lui succéder à la présidence. Dans un discours voilé dimanche, il a déclaré: «Cette dissolution, je ne l’ai pas choisie», avant d’ajouter: «Une nouvelle ère a commencé ce soir, et à partir de demain, le centre de gravité du pouvoir sera en entre les mains du peuple français et il sera plus que jamais entre les mains du Parlement.» Ses paroles étaient une réprimande directe du président Macron et de sa méthode personnelle de gouverner d’en haut ainsi que de son mépris pour l’Assemblée nationale. Il est difficile d’imaginer de telles critiques de la part d’un de ses anciens disciples.
Ces derniers jours, Macron est resté silencieux, ce qui est inhabituel chez un homme dont le mandat est limité et qui doit partir en 2027. Bien que son mouvement ait perdu un tiers de ses sièges à l’Assemblée, il a échappé à l’humiliation et a prouvé que la victoire du Rassemblement national aux élections européennes ne mènera pas systématiquement à sa victoire aux élections législatives et ce n’est pas rien.
Macron devrait prendre son temps et consulter les partis pour former une large coalition centriste. Le président a deux lignes rouges: gouverner avec le Rassemblement national, dont le jeune leader, Jordan Bardella, espérait prendre la tête du gouvernement, ou gouverner avec le chef du parti La France Insoumise (LFI), Mélenchon que Macron a accusé d’antisémitisme. Il tentera de pousser la gauche en l’occurrence les socialistes et les écologistes ainsi que les conservateurs traditionnels à participer à la coalition.
La fin de la phase Jupiter
La visite de Macron à Washington cette semaine pour le sommet de l’Otan sera l’occasion pour lui de confirmer la présence de la France sur la scène internationale et que le soutien à l’Ukraine ne décline pas ce que Macron veut démontrer lors du sommet que Joe Biden parrainera à l’heure où la politique américaine souffre d’une grande ambiguïté. Si Washington parle de la santé de Biden alors Paris parle de Macron et de son autorité. Sera-t-il contraint de changer de cap et d’adopter ce qu’Attal a dit à propos de la nouvelle ère centrée autour du Parlement?
«Aujourd’hui, nous mettons fin à la phase Jupiter (dieu du ciel et du tonnerre dans la mythologie romaine) de la Vème République», a déclaré l’éminent socialiste Raphaël Glucksmann faisant référence au mot «Jupiter» utilisé en 2016 pour décrire l’approche de Macron en matière de gouvernance qui considère que l’autorité divine de l’homme puissant sied davantage aux Français que le pouvoir ordinaire de son prédécesseur François Hollande. Il laissait entendre que les Français étaient friands des grands secrets du pouvoir puissant. Bien que les données probantes issues de sept années de pouvoir macronien suggèrent que cette vision a une certaine limite.
«Nous sommes dans une Assemblée nationale divisée et nous devons agir comme des adultes», a déclaré Glucksmann qui a réussi sa campagne pour les élections européennes le mois dernier au nom de son parti Place publique soutenu par le Parti socialiste, qui poursuit: «Cela signifie que nous devons dialoguer, communiquer et accepter la transformation de l’Assemblée nationale en centre du pouvoir», décrivant cette transformation comme «un changement fondamental dans la culture politique.»
Avec une alliance composée du parti LFI (75 sièges), des socialistes (65), des écologistes (33) et du Parti communiste (moins de 10), il sera difficile de se maintenir estime Glucksmann. En théorie, Glucksmann pourrait être Premier ministre avec une coalition comprenant les socialistes, les écologistes, les communistes, le bloc de Macron et une soixantaine de conservateurs des Républicains (droite gaulliste).
Cependant, les positions et convictions de Glucksmann se heurtent à celles de Mélenchon. Il n’y a aucun signe de compromis ou de concession. Il n’y a aucun moyen de débarrasser la France du lourd nuage qui pèse sur elle même avec le début des Jeux Olympiques et l’allumage de leur flamme le 14 juillet qui coïncide avec le jour où la France célèbre sa révolution et la décapitation de son roi. Le symbole n’est pas que… symbole. «Jupiter», tombé de l’Olympe, doit désormais composer avec les turpitudes du peuple.