Comment les Etats-Unis peuvent-ils contrer l’influence chinoise et russe en Afrique du Nord

L’ambassadeur américain en Tunisie rejoint trois experts du Washington Institute, pour discuter de l’évolution de la concurrence entre les grandes puissances en Afrique du Nord.

Le 8 juillet courant, le Washington Institute a organisé un forum politique virtuel avec Joey Hood, l’ambassadeur des États-Unis en Tunisie. Il a été rejoint par Grant Rumley, Ben Fishman et Anna Borshchevskaya, coauteurs de la récente étude de l’Institut «L’Afrique du Nord à l’ère de la concurrence des grandes puissances». Ce qui suit est un résumé de leurs remarques par un rapporteur, traduit de l’anglais.

Joey Hood : «Il n’y a rien à craindre de la concurrence russe et chinoise en Tunisie»

Les États-Unis entretiennent des relations avec les pays d’Afrique du Nord depuis plus de 200 ans. Aujourd’hui, bon nombre de ces relations – en particulier avec la Tunisie – sont axées sur l’amélioration des moyens de subsistance des citoyens grâce à la coopération économique.

Les États-Unis sont l’un des plus grands importateurs de produits tunisiens tels que l’artisanat, l’huile d’olive, l’électronique haut de gamme et l’habillement, et ces industries soutiennent des milliers d’emplois dans l’agriculture et d’autres secteurs.

En fait, les initiatives américaines ont contribué à créer plus de 80 000 emplois en Tunisie au cours de la dernière décennie. En outre, les États-Unis travaillent directement avec les petites entreprises et investissent dans l’indépendance énergétique du pays et dans le développement du secteur privé, notamment en parrainant une récente conférence pour les femmes dans la technologie.

La population tunisienne est très instruite : à l’échelle mondiale, elle est la deuxième derrière celle de la Malaisie en termes de pourcentage de diplômés en STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) et compte deux fois plus de femmes dans la recherche scientifique qu’aux États-Unis. Cela rend le pays encore plus attractif pour les investissements américains.

L’importance du partenariat de sécurité bilatéral ne peut pas non plus être surestimée. La Tunisie a subi plusieurs attaques terroristes visant à nuire à son industrie touristique, tandis que l’État islamique a tenté de s’emparer de territoires proches de la frontière libyenne. En réponse, Washington a aidé Tunis à développer ses capacités de surveillance à la frontière orientale et a fourni une large assistance en matière de sécurité à ses forces armées et aux capacités antiterroristes du ministère de l’Intérieur. Grâce à cette assistance, le pays est plus stable et contribue aux efforts de sécurité et de secours humanitaire à travers l’Afrique.

Les relations entre les États-Unis et la Tunisie contrastent fortement avec celles de la Russie et de la Chine. Si le pays affiche un excédent commercial avec les États-Unis, il affiche un énorme déficit commercial avec les deux autres puissances.

De plus, contrairement à Washington, Moscou et Pékin ne s’engagent pas auprès de la société civile tunisienne et ne travaillent pas avec ses citoyens pour relever les défis à long terme (par exemple, aider les agriculteurs et les pêcheurs à s’adapter au changement climatique). Un examen clair des faits montre qu’il n’y a rien à craindre de la concurrence russe et chinoise en Tunisie.

Grant Rumley : «Avertir des risques liés à un approfondissement des liens avec Pékin»

Sur le plan sécuritaire, les pays d’Afrique du Nord continuent de ressentir les effets de défis tels que l’instabilité au Sahel, les tensions entre l’Algérie et le Maroc et le conflit en cours en Libye. Ces défis régionaux sont aggravés par les répercussions mondiales de la guerre en Ukraine, notamment ses effets sur le marché international des armes.

Avant la guerre, la Russie était l’un des plus grands exportateurs d’armes au monde. Depuis l’invasion, cependant, les pays qui comptaient auparavant sur Moscou pour armer leurs armées ont rencontré des difficultés à acheter du nouveau matériel et à entretenir les stocks dont ils disposent déjà. Dans le même temps, les partenaires occidentaux sont invités à se débarrasser de leurs équipements plus anciens pour soutenir l’Ukraine. L’Algérie et le Maroc incarnent cette fracture.

Les pays d’Afrique du Nord ont subi une sorte de coup de fouet en cette période de compétition entre grandes puissances. Pendant des décennies, la croyance dominante a été que l’engagement économique, politique et diplomatique de l’Occident avec la Chine modérerait sa politique étrangère et l’intégrerait dans l’ordre mondial établi. Pourtant, les actions de Pékin ont modifié ce calcul, tout comme l’évolution bipartite de Washington vers une concurrence stratégique. Les pays du monde entier ont été contraints de s’adapter à cette nouvelle dynamique.

À l’avenir, les États-Unis devraient tenir compte des considérations exprimées par les pays d’Afrique du Nord et les intégrer dans leur approche régionale. Lorsqu’elle entretient des partenariats de sécurité dans la région, elle doit formuler des paramètres pour la coopération d’un pays avec la Chine et les transmettre d’une voix claire et unifiée. Cela ne signifie pas qu’un pays donné suivra exactement la politique chinoise de Washington, mais cela montre que les États-Unis se soucient du maintien du partenariat de sécurité et communiquent leurs préoccupations de manière proactive.

Pour les pays qui ne sont pas des partenaires de sécurité des États-Unis, le message devrait être plus simple : à savoir que certains niveaux de coopération avec la Chine présentent un risque inhérent pour leur souveraineté. Washington devrait continuer d’informer et d’avertir ces pays neutres des risques liés à un approfondissement des liens avec Pékin, maintenant ainsi la cohérence de son message à l’égard de cette région importante.

Ben Fishman : «Absence de stratégie globale de Washington dans une zone aussi critique»

La menace la plus immédiate à laquelle les États-Unis et l’Otan sont confrontés en Afrique du Nord est l’alliance croissante entre la Russie et le général Khalifa Haftar, commandant de la soi-disant Armée nationale libyenne (LNA). Depuis la disparition du chef mercenaire de Moscou, Eugène Prigojine, ses relations avec Haftar sont devenues de plus en plus manifestes. Aujourd’hui, la Russie utilise des bases aériennes et des ports situés dans les zones de l’est de la Libye contrôlées par Haftar pour décharger des armes et du matériel destinés au Sahel, menaçant ainsi le flanc sud de l’Otan. L’influence croissante du Kremlin est illustrée par les fréquentes visites du vice-ministre de la Défense Yunus-Bek Yevkurov en Libye et la rencontre de Haftar en 2023 avec Vladimir Poutine à Moscou. La Russie souhaite continuer à contrôler les bases militaires libyennes, avoir accès aux zones pétrolières contrôlées par Haftar et avoir la possibilité de conduire les migrants nord-africains vers l’Europe.

Les États-Unis font très peu pour contrer cette menace, et engager Haftar s’est révélé infructueux. Au lieu de cela, Washington devrait sanctionner le général (et peut-être ses fils, qui ont joué un rôle plus important dans ses affaires) en utilisant la loi Magnitski, que l’administration Obama a spécifiquement destinée aux personnalités qui perturbent la paix et la sécurité en Libye. La coopération du général avec la Russie donne également aux responsables américains des raisons d’envisager des mesures contre lui via le Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act (CAATSA).

Pour l’instant, les relations profondes entre la Russie et Haftar ne font que mettre en évidence l’absence de stratégie globale de Washington dans une zone aussi critique – même si les progrès du gouvernement américain vers l’établissement enfin d’une présence à plein temps en Libye après une décennie d’absence constituent une étape dans le processus dans la bonne direction.

Le manque d’intégration économique en Afrique du Nord joue également un rôle crucial dans la politique libyenne. Une Libye stable pourrait être une source de prospérité économique plus large grâce à sa richesse pétrolière. L’augmentation de la production dans ce secteur bénéficierait à l’ensemble de la région en collectant des milliards de dollars, en créant des emplois et en stimulant les relations économiques avec l’Europe, l’Égypte et le Maghreb.

Le manque actuel de développement économique de la Libye – résultat de la corruption, de dépenses publiques inefficaces et de réformes au point mort – est stupéfiant pour un pays doté d’une telle richesse pétrolière. Même après que les inondations dévastatrices de Darnah l’année dernière aient attiré davantage d’attention et de financements internationaux, la Libye a connu très peu de nouvelles constructions.

Ailleurs, le fossé entre l’Algérie et le Maroc entrave également le développement économique et l’intégration, coûtant à chaque pays des milliards de dollars en échanges commerciaux.

Anna Borchtchevskaïa : «Les Américains doivent travailler plus étroitement avec l’Europe»

En envahissant l’Ukraine, la Russie a cherché à créer un nouvel ordre mondial qui modifierait l’architecture de sécurité occidentale. Bien que l’Ukraine soit la principale priorité du sommet de l’Otan à Washington cette semaine, l’alliance doit également se tourner vers le sud afin de contrer la stratégie plus large de Moscou. Cela rend l’Afrique du Nord encore plus importante, alors que les menaces russes continuent de s’y développer.

Historiquement, l’accès à un port libyen a été un élément clé des plans géostratégiques plus vastes de la Russie, à commencer par la tentative ratée de Joseph Staline d’obtenir de tels droits pendant l’ère soviétique.

La Russie dispose déjà d’un accès important à la mer Méditerranée grâce à sa base navale de Tartous, en Syrie, et à ses relations étroites avec l’Égypte, mais elle espère depuis longtemps renforcer son influence dans la Méditerranée orientale, d’importance stratégique.  La Libye offre l’avantage supplémentaire d’un port en eau profonde.

En outre, l’atmosphère politique fragmentée de la Libye permet à Moscou de prendre pied en Afrique, en utilisant la forte présence du Groupe Wagner/Africa Corps dans le pays comme pointe de lance. Poutine considère depuis longtemps l’Afrique comme faisant partie du cadre stratégique de la Russie et y a mené une action plus concertée pendant la guerre en Ukraine. Le continent ne peut donc plus être relégué à la périphérie des relations internationales.

La Russie utilise également la désinformation pour façonner le discours africain sur l’Ukraine et, malheureusement, la perception compte souvent plus que la réalité. Pour contrer ce discours, les États-Unis devraient déployer davantage d’efforts dans leur message régional.

Traditionnellement, le personnel diplomatique américain donne la priorité aux faits plutôt qu’aux séances de photos et ne recherche pas de crédit pour ses activités. Pourtant, le gouvernement devrait s’inspirer du modèle russe en promouvant sans vergogne les actions américaines dans la région et en s’associant aux médias locaux – une stratégie très efficace à laquelle Moscou a souvent recours.

Washington devrait simultanément donner aux Ukrainiens les moyens de projeter leur propre message dans la région. Kiev comprend qu’elle a un problème narratif et prend des mesures pour le contrer en ouvrant des ambassades dans toute l’Afrique. Les États-Unis peuvent renforcer cet effort en facilitant les campagnes d’information ukrainiennes qui contrecarrent stratégiquement le message de la Russie dans la région.

Moscou a également utilisé comme arme le flux de personnes en provenance d’Afrique du Nord dans le but de submerger et de déstabiliser les pays européens, qui doivent désormais faire face à des migrants en provenance de Syrie, d’Ukraine et de pays africains. Les responsables américains reconnaissent qu’il s’agit d’un problème, mais ils doivent travailler plus étroitement avec l’Europe pour parvenir à un consensus autour d’une solution.

Ce résumé, Traduit de l’anglais, a été préparé par Kyle Robertson.

Joey Hood est l’ambassadeur des États-Unis en Tunisie, poste qu’il occupe depuis 2022.

Anna Borshchevskaya est chercheuse principale au Washington Institute, où elle se concentre sur la politique de la Russie à l’égard du Moyen-Orient.

Ben Fishman est Senior Fellow du programme Linda et Tony Rubin sur la politique arabe du Washington Institute, où il se concentre sur l’Afrique du Nord.

Grant Rumley est chercheur principal Meisel-Goldberger et directeur du programme de la Fondation Diane et Guilford Glazer sur la concurrence des grandes puissances et le Moyen-Orient au Washington Institute for Near East Policy.

Source: The Washington Institute for Near East Policy.

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