‘‘Salvador Allende : L’enquête intime’’: un coup d’Etat contre le gouvernement constitutionnel

A travers coup d’Etat contre le président Allende au Chili en 1973, il apparaît que le renversement d’un chef d’Etat n’est pas tributaire de son respect ou non du régime constitutionnel démocratique, mais de l’alliance critique avec les alliés extérieurs des forces détentrices du pouvoir économique s’estimant menacées par des réformes à caractère social remettant en cause leurs privilèges, et particulièrement leur caractère oligarchique. 

Dr Mounir Hanablia *

Pourquoi Salvador Allende, le président chilien élu au suffrage universel et soutenu par les forces populaires de son pays, a-t-il été renversé un 11 septembre 1973 et acculé au suicide? La paralysie de l’économie par les grèves, y compris celles des médecins, et l’échec de la réforme agraire, une de plus, l’avaient convaincu d’organiser le référendum constitutionnel qui lui aurait assuré les coudées franches pour surmonter le blocage politique imposé par le parlement, afin de mener les réformes qu’il estimait nécessaires. Il avait retardé le référendum projeté le 10 septembre d’une journée, à la demande de l’armée. Cela avait donné aux putschistes, en l’occurrence les généraux de l’armée chilienne, le temps nécessaire pour l’empêcher. Or trois semaines auparavant, son ami et chef de l’armée, le général Carlos Pratt, avait démissionné, victime d’une grossière provocation. Et celui qu’il avait recommandé pour lui succéder n’était qu’un certain Augusto Pinochet.

Ce président atypique, médecin, franc-maçon, libertin, toujours tiré à quatre épingles, adepte du compromis, croyait en la révolution, mais son instrument pour la réaliser n’était pas le fusil contrairement à ses amis Fidel Castro et Che Guevara, mais l’urne.

Allende, quand il était sénateur, s’était pourtant déplacé à la frontière de la Bolivie pour accueillir les débris du groupe des guérilleros du Che qui avaient été mis en déroute par l’armée bolivienne dirigée par des officiers américains lors de la tentative avortée d’installation d’un maquis castriste dans ce pays. Ces guérilleros survivants avaient ensuite été transférés en France, le Chili étant limitrophe des eaux territoriales françaises de Polynésie, dans le Pacifique. C’est dire qu’en Amérique Latine, le pré carré américain, Allende n’avait pas que des amis.

Des généraux félons

La présence d’un Chili socialiste, même en régime démocratique, constituait un dangereux exemple que l’administration Nixon, à commencer par Henry Kissinger, à Washington, ne pouvait pas tolérer. Et il faut dire que mû par une volonté d’instaurer une société moins inégalitaire, et à lever l’hypothèque étrangère sur les ressources de son pays, il avait nationalisé le secteur des mines de cuivre, dont le Chili était un gros producteur mondial, et instauré un enseignement universel laïque où la promotion sociale était fondée sur le mérite.

Tout cela lui avait naturellement valu l’hostilité implacable de l’oligarchie et de l’Eglise. Mais dans sa lutte, Salvador Allende avait dû composer avec les éléments les plus radicaux du mouvement populaire qui le soutenait, avec grèves, occupation des PME, des terres, toutes actions instaurant avec la pénurie orchestrée par les producteurs de produits de consommation un climat de guerre civile qui avait cimenté l’alliance en elle-même déjà naturelle dans ce pays entre l’armée et l’oligarchie.

Allende avait parié sur le légalisme de l’armée chilienne dont il avait toujours respecté l’autonomie. Mais depuis l’assassinat à l’instigation de la CIA de son chef d’état major, le général René Schneider, par un groupe d’officiers félons, parce qu’il avait garanti la neutralité de l’armée tant que l’Etat respecterait la légalité constitutionnelle, cela évidemment dans le contexte de l’élection d’un président, Allende, considéré (à tort) comme un communiste, et après la démission de son successeur, le général Pratt, la tentation autoritaire chez les prétoriens n’avait plus de contrepoids.

Ces derniers avaient-ils envisagé l’élimination du président? Non! Ils lui avaient proposé de partir en exil mais il avait refusé et avait préféré se battre les armes à la main parce qu’il lui paraissait que la dignité de sa fonction l’exigeait face à ceux qu’il ne considérait que comme des séditieux. Sa disparition a marqué l’instauration durant 17 années d’un régime de terreur et on estime que près de 50 000 ont été éliminés et environ 80 000 détenus, des centaines de milliers étant obligés de partir en exil, le plus souvent en Europe.

Un laboratoire de la doctrine néolibérale

L’un des plus fidèles collaborateurs d’Allende, Orlando Letelier, celui qui au moment du putsch était son ministre de la Défense, sera éliminé à Washington en 1976 dans un attentat à la voiture piégée et le Chili deviendra même un laboratoire de la doctrine néolibérale de l’école de Chicago. Plus grave, le modèle chilien fera tâche d’huile avec l’opération Condor, un accord sécuritaire liant plusieurs Etats sud-américains et visant à liquider les opposants.

Il faut donc pour conclure faire un constat: le renversement d’un chef d’Etat n’est pas tributaire de son respect ou non du régime constitutionnel démocratique, mais de l’alliance critique avec leurs alliés extérieurs des forces détentrices du pouvoir économique s’estimant menacées par des réformes à caractère social remettant en cause leurs privilèges, et particulièrement leur caractère oligarchique. 

Ainsi qu’on le saura plus tard, le coup d’État chilien avait été commandité par la CIA, l’armée chilienne étant formée et équipée par les Etats-Unis d’Amérique. Et cela naturellement soulève la question de la diversification des fournitures de toute armée, malgré ses contraintes techniques complexes, afin de sauvegarder sa fidélité à l’ordre constitutionnel lorsqu’il existe, ou à tout le moins sa neutralité et son devoir de réserve dans le jeu politique.

Dans les années 70 les Etats-Unis en étaient plus à contenir la menace communiste qu’à instaurer la démocratie, ainsi qu’ils le feront plus tard en Irak et en Afghanistan d’une manière, et lors du Printemps Arabe d’une autre, avec les conséquences que l’on sait. Car ce que l’on pressent, pour eux, c’est non pas l’importance du processus électoral, qui n’est qu’un épiphénomène, mais l’arrimage à l’économie globale, autrement l’ouverture des richesses et de la propriété des biens d’un pays au capitalisme mondial. Il demeure donc nécessaire de relativiser le coup d’État chilien, même si le scénario de la prise du pouvoir par une armée équipée en Amérique peut obéir à des motifs différents.

Ainsi, 40 années plus tard, le président égyptien pourtant élu Mohammed Morsi n’aura rien d’un révolutionnaire progressiste radical et tout d’un réactionnaire rétrograde inféodé au Qatar et à la Turquie par le biais de son appartenance à l’Internationale des Frères Musulmans. Cependant ses liens avec le Hamas, la proximité du territoire israélien, et la crainte de la contagion islamiste par les Etats du Golfe, en rendront l’élimination nécessaire à Washington et Tel Aviv. Et à cette fin, c’est l’armée commandée par celui qu’il avait lui-même nommé afin de prévenir un coup d’État qui agira. Tout comme le peuple tunisien, Morsi pensait sans doute qu’un musulman croyant pratiquant respecterait sa parole et ne le trahirait pas. 

* Médecin de libre pratique.

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