L’utilisation de la religion à des fins politiques, ou du terrorisme, sont-ils l’apanage des seuls musulmans? Les événements survenus au Punjab en Inde en juin 1984 dans le Temple d’Or d’Amritsar, et qui ont conduit à l’assassinat du Premier ministre indien Indira Gandhi quelques mois plus tard, invitent à considérer les dangers que l’irruption de la religion dans le champ politique fait encourir à tout pays.
Par Dr Mounir Hanablia *
Les Sikhs constituent cette communauté religieuse célèbre pour les turbans et les barbes de ses fidèles, alliant au monothéisme et à une vision (soufie) de l’islam, des pratiques issues de l’adoration populaire hindoue, la Bhakti.
A l’origine le Sikhisme avait pour ambition d’abolir le système des castes et de fondre musulmans et hindous dans une même confraternité, mais il a fini par se différencier des deux grandes religions, au prix de guerres longues et cruelles contre les empereurs Moghols musulmans et les Afghans, depuis lesquelles il entretient le culte du martyr, et les Sikhs, toujours hantés d’être absorbés dans la majorité hindoue et de perdre leur identité, n’ont eu de cesse, après l’indépendance de l’Inde et la partition du Pakistan, de lutter pour un Etat où ils seraient majoritaires au sein de la fédération indienne.
Pour des raisons historiques, la plupart des Sikhs résident dans l’État du Punjab, mais ils n’ont jamais réussi à en réunir la majorité politique.
La cause qui allait nourrir le terrorisme sikh
En 1978, Indira Gandhi préparait son retour sur la scène politique à la tête du parti du Congrès, après avoir été évincée du pouvoir et condamnée à la prison. Pour cela, elle avait besoin de provoquer l’éclatement de la coalition politique au pouvoir, le Janata. Le Punjab lui semblait l’État où elle aurait le plus de chances d’y arriver. Le gouvernement régional y était dominé par une alliance entre le Janata principalement hindou, et le parti régionaliste Sikh Akali Dal.
Afin de provoquer une scission entre Sikhs et Hindous, le conseiller sikh de Indira, Zail Singh, crut nécessaire d’enflammer le sentiment identitaire sikh, d’essence religieuse. Il se servit pour cela d’un Sant, un religieux sikh, nommé Jarnail Singh Bhindranwale, et de l’hostilité de sa communauté contre une secte dissidente, les Nirankaris, de gros commerçants alliés aux Hindous.
En 1978, la convention Nirankarie tenue à Amritsar fut attaquée par des Sikhs dirigés par Bhindranwale et au cours de l’affrontement quelques-uns des assaillants furent tués. Ils furent considérés comme des martyrs et les amis d’Indira Ghandi obtinrent la cause qui allait pendant des années nourrir le terrorisme Sikh, et conduire à son propre assassinat.
Massacres en chaîne
Après le retour d’Indira au pouvoir lors des élections de 1979, Zail Singh fut nommé ministre de l’Intérieur, mais trois meurtres, celui d’un grand propriétaire d’une chaîne de journaux hindous, du chef de la secte des Nirankaris, et d’un politicien sikh, apportèrent bientôt la preuve qu’au Punjab, les choses commençaient à échapper à tout contrôle, d’autant que de nombreux politiciens sikhs se rangeaient désormais sous la bannière de Bhindranwale, dont l’objectif proclamé était devenu l’indépendance et la création d’un Etat sikh nommé Khalistan. Bhindranwale fut arrêté mais après environ un mois d’emprisonnement il fut remis en liberté sans être jugé, et le ministre de l’Intérieur Zaïl Singh déclara qu’après tout, rien ne prouvait qu’il avait été à l’origine des assassinats.
Après cela, l’aura de Bhindranwale s’accrut considérablement, et des commandos armés sikhs opérant à son nom se mirent à attaquer les Hindous dans les lieux publics et les transports en commun, et de nombreux policiers et des fonctionnaires furent assassinés.
Finalement, Bhindranwale, recherché par la police, se réfugia dans Temple d’Or, le plus saint des lieux saints sikhs, entouré de ses partisans armés, et lorsque la police reçut l’ordre de le déloger, elle ne put le faire, le Temple d’Or ayant été puissamment fortifié sous la direction d’un général d’armée, Shahbeg Singh, héros de la guerre du Bangladesh et passé du côté des terroristes.
En juin 1984, Indira Ghandi envoya finalement l’armée pour les déloger, mais le moment fut mal choisi, cette époque de l’année correspondant à un pèlerinage annuel et une foule nombreuse fréquentant alors le lieu saint pour y célébrer le martyr de l’un de ses chefs, les gurus.
Le terrorisme fait 10 000 morts en dix ans au Punjab
Finalement quand l’armée mit le siège devant le temple, de nombreux terroristes s’étaient échappés et des milliers de pèlerins s’y retrouvèrent prisonniers. Et lorsque l’assaut fut donné, les soldats rencontrèrent une telle résistance qu’ils firent appel aux tanks, et de nombreux obus explosifs endommagèrent sérieusement certains des bâtiments du complexe, en particulier l’Akal Takht. Les principaux chefs du mouvement, Bhindranwale et Shahbeg Singh en particulier, trouvèrent la mort, et il semble que quelques-uns furent exécutés par les soldats. Mais des milliers de pèlerins furent tués également, quelques-uns durant les combats, les autres faits prisonniers, puis abattus.
Tout ceci provoqua évidemment une grande colère dans l’ensemble de la communauté sikhe qui considéra la destruction de ses lieux saints et la mort d’innocents pèlerins comme un outrage irréparable.
En fin de compte, quatre mois après, en octobre 1984, Indira Ghandi fut assassinée par deux de ses gardes du corps sikhs, dont elle avait refusé de se séparer. Le jour de sa crémation fut le coup d’envoi d’un massacre sur une grande échelle des Sikhs. Plus de 20.000 membres de la communauté trouvèrent la mort en deux journées, et la police, qui n’avait pas reçu l’ordre d’intervenir, assista impassible à la destruction de leurs biens et de leurs demeures.
Calculs politiques, irresponsabilité et confusion des esprits
Plus de 38 ans après, les responsables du massacre, des membres du Parti du Congrès et de la mairie de Delhi, n’ont pas été punis. Mais le terrorisme devait se prolonger encore pendant dix ans au Punjab et il fit plus de 100.000 morts. Mais la population lassée des terroristes qui avaient sombré dans le banditisme, et des représailles qu’elle endurait de la part de la police et de l’armée, cessa de leur apporter son aide.
Cette affaire est exemplaire parce qu’elle démontre combien l’usage des sentiments religieux à des fins politiques est dangereux. L’Inde est un pays officiellement laïc, où le communautarisme est en principe interdit. Pourtant on y a eu recours pour mobiliser les Sikhs au bénéfice d’Indira Gandhi, on a refusé de faire juger Bhindranwale quand on en avait la possibilité, et on a au tout début laissé les terroristes pénétrer et se fortifier dans le lieu saint qu’on fut plus tard obligé de détruire, sous le prétexte du respect des sentiments religieux.
Ceci devrait servir d’avertissement à tous les pays où la justice est asservie à des considérations religieuses. En Tunisie des milliers de jeunes ont été envoyés se battre en Syrie au nom du jihad, dans les rangs de Daech, et à ce jour, non seulement on ne sait pas ce qu’ils sont devenus, mais on n’a toujours pas jugé les responsables, et le parti politique qui a fait de la référence identitaire son cheval de bataille trouve maintenant des alliés dans la soi-disant élite moderniste, au nom de la lutte pour la démocratie. C’est incroyable jusqu’à quel degré d’irresponsabilité la confusion des esprits peut mener.
* Médecin de pratique libre.
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