C’est bien de travailler en groupe; c’est bien connu, en médecine comme ailleurs. Encore faudrait-il que la structure du groupe engendre des rapports plus d’échange et d’adaptation que de domination.
Dr Mounir Hanablia
L’une des vérités immanente à la pratique médicale libérale est la prééminence du médecin chirurgien ou du praticien interventionnel, bref de celui qui exerce l’acte. C’est même paradoxal étant donné que l’intellectuel a toujours eu dans la société moderne une position supérieure à l’artisan.
En médecine, c’est le spécialiste, l’artisan qui traite de ses mains, qui prédomine par rapport au généraliste, qui ausculte, et use du stylo et de l’ordonnance pour prescrire. Mais quoiqu’on en pense une limite infranchissable s’est ainsi établie entre ceux qui font, et ceux qui ne font pas.
Le problème peut se poser lorsque le groupe se forme d’une manière informelle entre ceux qui font de leurs mains, mais dans des spécialités différentes. Dans ce cas, c’est celui qui le premier a hospitalisé le patient qui prend le pas sur les autres. ²Pourquoi est-ce ainsi ? Peut être une réminiscence des effluves émanant du Code de déontologie médicale oublié dans les tiroirs poussiéreux.
Dans les cliniques, on le qualifie de médecin traitant, ce qu’il n’est certainement pas. Le médecin traitant constitue l’alibi commode selon lequel un praticien n’a plus le droit de traiter un patient dès lors que l’un quelconque de ses collègues peut se prévaloir de l’avoir fait, ce qui joue avant tout dans le sens de l’hyper-sélection pratiquée en faveur des «gros porteurs» dans les cliniques par les directeurs médicaux, et leurs surveillants.
Divergence dans le groupe médical constitué
Pour en revenir au sujet, dans le groupe médical constitué, en général, les anesthésistes réanimateurs jouent un rôle majeur, parce que ce sont eux qui sont le plus en contact avec les membres des différentes spécialités. Ce sont les moines de la médecine, qui passent leur vie toujours enfermés dans les unités postopératoires et les salles d’opération. Et naturellement ils sont avant tout au service du praticien traitant qui n’a d’autre choix que de les recruter pour opérer, donc du médecin traitant. Ils sont la grande muraille infranchissable contre la douleur.
C’est donc toujours le médecin traitant qui commande, autrement dit celui dont les intérêts priment par rapport aux autres, y compris le patient.
Ces réflexions me sont venues lorsqu’un patient ayant dépassé la soixantaine diabétique dont le bilan cardiaque préopératoire ne rapportait rien de particulier, a présenté après une intervention chirurgicale des douleurs rétrosternales nocturnes avec élévation des troponines, qui sont connues comme étant les enzymes de l’infarctus du myocarde. L’ECG était significativement modifié.
En principe, un tel tableau clinique doit faire pratiquer une coronarographie, l’opacification des artères coronaires, et plutôt en urgence, pour voir ce qui s’y passe et prendre au vu de cela la bonne décision.
Néanmoins ce qui frappait dans la prise en charge du patient était non seulement son admission en chambre individuelle, mais surtout son traitement par l’Héparine et l’Aspégic, une manière identique de traiter les infarctus du myocarde à celle qui avait cours dans les années 80. Qui plus est l’écho doppler cardiaque montrait une bonne contractilité globale avec un territoire (antéro-septal) hypokinétique, un peu affaibli.
Renseignement pris (par le biais du réanimateur) il s’est avéré que le chirurgien récusait absolument et formellement le Plavix (le fluidifiant) et pour cette raison toute perspective de stent. La raison? Un risque hémorragique qualifié de «vital» par le réanimateur.
Ainsi un chirurgien, l’opérateur, mettait son véto à une exploration cardiaque qui ne relevait nullement de ses compétences, parce qu’il estimait qu’un saignement potentiel qui ne s’était pas encore produit était plus vital qu’un infarctus du myocarde qui se déroulait sous ses yeux. Pour dire les choses plus crûment, il ne voulait pas de décès imputable à l’opération qu’il avait pratiquée. Le réanimateur avait surenchéri. Et le cardiologue (alibi) en charge du patient ne l’avait pas convaincu du contraire, si tant est qu’il en eût bien eu l’intention.
Dynamique interne du groupe et dilution des responsabilités
Pourtant la décision la plus logique était donc qu’il fallait savoir ce qui se passait dans les coronaires afin de décider en toute connaissance de cause ce qu’il y avait ou non lieu de faire.
L’organisation en équipe a du bon. Elle donne l’impression au patient d’être pris en charge correctement, les décisions prises collectivement étant évidemment qualifiées volontiers de scientifiques. Elle assure aux médecins une dilution des responsabilités, précieuse dans le contexte de judiciarisation professionnelle qui s’est désormais installée.
Néanmoins la dynamique interne du groupe constitue la partie immergée de l’iceberg, dont le médecin dit traitant, autrement le client de l’établissement en charge de l’acte curatif, constitue la part essentielle.
La médecine étant devenue un champ professionnel lucratif aux multiples intervenants, il est non moins évident que les établissements de soins privés y possèdent des intérêts financiers prédominants dont le directeur médical se fait l’avocat.
Ainsi dans un établissement qui a fait le choix de ne pas installer dans ses locaux une salle de cathétérisme, il est possible qu’un infarctus postopératoire soit vécu comme un drame pour avoir des conséquences médico-légales potentielles malvenues, et que l’une des manières de s’y soustraire soit de le minorer, de le traiter «à minima», et de majorer d’autres risques. Il ne faut pas oublier que les médecins sont avant tout des êtres humains.
Il reste la dernière question. Qu’aurait-il fallu faire pour savoir que ce patient était avant l’opération coronarien?
Pouvoir se regarder dans un miroir
En général on se contente d’un examen, d’un ECG et d’un écho doppler cardiaque et c’est suffisant. Il n’est pas sûr que l’épreuve d’effort eût été d’une grande utilité, parce ce que ce qui détermine la genèse de l’infarctus n’est pas la sténose, mais la rupture de la plaque de cholestérol. Et pour ce faire, un simple spasme coronaire peut suffire.
Donc l’examen Holter des 24 heures à la recherche de signes coronariens paroxystiques peut dans le contexte être d’un apport certain, et il faut en avoir dans le cas précis l’indication large pour détecter d’éventuelles ischémies, souvent silencieuses chez le diabétique, il ne faut pas l’oublier.
En conclusion, rare est le cardiologue qui, pour pouvoir se regarder dans un miroir, a le courage d’imposer ses vues lorsqu’elles sont correctes face au chirurgien, à l’urologue, au réanimateur, ou au directeur médical, dans l’intérêt du malade qui n’est pas le sien, même s’il doit pour cela être mis à l’écart de l’activité d’un établissement qui assure une bonne part de son activité professionnelle.
* Médecin de libre pratique.
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