Ali Bennour demande par une obséquieuse servilité l’absolution au chef de l’Etat.
Quand un député démocratiquement élu exprime publiquement le désir urgent de voir la volonté de gouverner les Tunisiens s’appuyer sur la force des armes, on peut craindre.
Par Yassine Essid
Nous avions, dans une précédente chronique, exprimé indirectement la résolution de ne plus nous intéresser à l’activité de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Le comportement indigne d’une majorité de députés qui avaient perdu le sens de la mesure, oublié les règles de respect mutuel et les égards pour les convenances, nous révélèrent une assemblée désormais entachée de vices rédhibitoires qu’aucun rattrapage ne saurait l’en absoudre. D’ailleurs, la détresse morale de cet aréopage et la misère intellectuelle de ses membres avaient conduit cette semaine un honorable-délinquant à interpeller le ministre de l’Education nationale pour lui signifier, au cas où il ne le saurait pas encore, qu’il était son patron et ce, en vertu du mandat qui lui a été accordé par le peuple afin qu’il fasse du ministre son valet, le contrôler et, au besoin, le limoger !
Traitements vexatoires et insultes violentes
Pauvre ministre, jusque-là habitué aux formules de respect et de considération envers les membres de gouvernement qui avaient cours sous les régimes de Bourguiba et celui de Ben Ali. Qu’il ne s’attende pas toutefois à ce que le président de l’ARP vienne à la rescousse, ayant été lui-même victime propitiatoire de traitements vexatoires et d’insultes d’une rare violence.
Les députés de l’ARP sont devenus les bâtons épineux d’un parlement sans majorité explicite qui, à défaut de remplir un rôle primordial par rapport à un pouvoir déstabilisé en permanence, en profitent pour jouer aux maîtres qui dominent complètement le pays. C’est ainsi qu’ils s’arrogent le droit de décider, surtout verbalement, au nom de millions de citoyens.
Parmi les réserves exprimées envers le régime démocratique, alors en vigueur à Athènes, Platon estimait que le peuple, étant guidé par l’opinion et les illusions, ne peut décider rationnellement pour conduire les affaires de la Cité. Il est donc logique de confier les rênes de la Cité aux philosophes, qui ont un rapport intime avec le savoir : car la société juste est celle qui met chacun à sa place. Sans aller jusque-là, il s’avère que les représentants du peuple tunisiens ne sont nullement à leur place et ont fini par ne représenter que leur propre personne.
Un désir irrésistible de putsch militaire
La semaine dernière, la surprenante suggestion d’un brave et valeureux soldat de la république, nous a fait prendre conscience qu’en matière de manque d’intelligence et de jugement nous n’avions pas encore touché le fond : car il y a toujours quelqu’un pour creuser davantage jusqu’à nous mener à des gouffres perdus. Jamais la pensée d’un élu de la nation n’est descendue aussi profondément dans les pièges silencieux de l’abîme.
De quoi s’agit-il ?
Forcé à dépeindre son état d’âme du moment, avec un esprit entièrement désinhibé, le député Ali Bennour (ex-Afek Tounes, dont il a démissionné récemment), probablement sur la voie d’une extravagante régression politique, a publiquement exprimé le désir urgent de voir la volonté de gouverner les Tunisiens s’appuyer sur la force des armes.
Il imaginait déjà l’apaisante surprise de l’annonce radiodiffusée de l’événement par le fameux communiqué numéro 1, en allusion à une vieille pratique des putschistes militaires dans le monde arabe qui annonçaient leur coup d’Etat par une série d’informations lues à la radio nationale.
Mettons maintenant ce vœu à l’épreuve du bon sens, car les rapports civils-militaires se comprennent mieux quand on les resitue dans une perspective à la fois historique et géographique.
Tout d’abord, le pays est-il devenu à ce point ingouvernable? L’avenir est-il définitivement compromis? Les insupportables conditions d’existence vont-elles perdurer? Bref, sommes-nous dans un état d’anarchie pacifique tel que seule une intervention militaire serait en mesure d’y mettre fin?
Il faut quand même reconnaître, à la décharge de M. Bennour – qui s’est empressé d’aller demander par une obséquieuse servilité l’absolution au chef de l’Etat dont dépend l’influence de l’armée pour effacer cette bourde monumentale – que très nombreux sont ceux qui ressentent toute l’impuissance du gouvernement civil à diriger un pays exsangue, déchiré par des dissensions internes, livrant en gage toute sa liberté politique contre les aumônes des créanciers. Mais, entre le fait d’entrevoir la nécessité d’une personnalité forte à la tête du pays et l’extravagante conviction que seuls les militaires constitueraient une voie du salut, il y a une ligne de front que M. Bennour avait franchi d’un bond.
Mettre fin à la gabegie d’un régime en perdition
Si on prend au mot l’illusion militariste du député, manifestement à court d’idées, ce qui pourrait advenir de bien à une démocratie en péril serait l’arrivée d’un maître absolu, spécialement celui qui mettra fin à la gabegie d’un régime en perdition.
Grâce à l’introduction de la discipline et d’une hiérarchie rigoureuse où les ordres ne seraient pas contestés et où le service n’est jamais interrompu, une intelligentsia en uniforme transformerait le gouvernement en une grande organisation fonctionnelle rationnellement planifiée et, partant, rendra au pays sa grandeur et sa prospérité. Mais pour ce faire, il faut surmonter le doute quant à l’aptitude légale à commander du gouvernement en place.
Or, ce que M. Bennour, parti beaucoup trop tôt en éclaireur, n’est pas en mesure de discerner c’est, qu’autrefois, les pays d’Afrique nouvellement indépendants disposaient d’une armée moderne, en avance par rapport à la société traditionnelle avec des corps d’officiers instruits et politisés qui constituaient l’une des rares organisations en état de fonctionnement et où le militaire est perçu comme un vigoureux champion du progrès et du développement.
L’armée était ainsi appelée à suppléer au manque de capacité technique moderne des pays en voie de développement. Ce qui explique d’ailleurs, qu’en Amérique latine tout autant qu’en Afrique subsaharienne, les transitions politiques en profondeur de certains pays s’obtenaient fréquemment par des coups d’Etat et autant de tentatives de putschs, même si les putschistes ont parfois bénéficié d’une ingérence étrangère.
Il aurait fallu que M. Bennour introduise dans sa perception erronée de la réalité une distinction essentielle entre les facteurs structurels, qui engendrent une tendance chronique à l’intervention, et les facteurs circonstanciels qui en sont l’origine.
Dans les deux cas la Tunisie, de par son passé, le niveau élevé d’instruction de sa population, son fort taux d’urbanisation, son importante classe moyenne, la marge de manœuvre que le pouvoir politique avait toujours accordé aux militaires et les moyens dont il se dotait pour les contrôler, l’absence de tout esprit de caste parmi les forces armées et au sein d’un corps d’officiers fortement intégrés au reste de la société, avaient tous contribué à ce que le pays échappe à tout interventionnisme militaire.
Depuis l’indépendance, le pouvoir politique impose la subordination, complète et inconditionnelle, du pouvoir militaire au gouvernement légal. L’unique rôle accordé aux forces armées est de permettre à ceux-ci de garantir l’ordre public interne et de défendre le pays contre l’ennemi extérieur. Tout ce qui est de nature à remettre en question l’apolitisme de l’armée serait perçu, surtout depuis 2012, comme un obstacle à l’expression de la volonté populaire hostile à tout interventionnisme militaire.
Un dictateur, on sait quand ça vient mais pas quand ça part
Reste que, celui qui s’imagine que son officier putschiste, doté d’une autorité absolue, gouvernera à titre temporaire, le temps de mettre le pays à l’endroit, se trompe lamentablement.
Les futurs autocrates ou dictateurs avaient tous émergé à la suite de l’effondrement du pouvoir civil. Ils avaient tous en vue la consécration de la sécurité, le redémarrage des affaires de l’Etat, de même qu’ils avaient tous promis de céder le pouvoir à ses représentants légaux dès que la paix sera restaurée. Sauf qu’une fois au pouvoir, ils suppriment toute tendance démocratique et utilisent leur autorité non seulement pour s’approprier les richesses du pays pour leur propre usage et celui de leurs proches, mais pour contrôler toutes les actions de ceux qu’ils gouvernent. À eux seuls, ils combineront les rôles des trois types d’acteurs qu’on trouve dans une démocratie : les citoyens électeurs, les politiques élus, tel l’aspirant-chef Bennour, et les fonctionnaires nommés.
Ainsi, le dictateur, chef militaire comme le souhaite notre député, ne s’intéressera plus qu’au pouvoir qu’il cherchera à conserver en déjouant toutes les tentatives de ceux qui veulent le remplacer. Les politiques répressives, le contrôle de l’information, les agissements de la police secrète et l’exigence de loyauté en seront les instruments. Baïonnette au canon, vainqueur de toutes les contestations politiques, persuadé que son idéologie a été admise et reconnue, il bénéficiera dès lors de l’enthousiasme nécessaire et de l’énergie requise pour construire les institutions nécessaires au soutien de la dictature sur le long terme. Nous voilà donc repartis pour un tour.
Si c’est cela que veut M. Bennour, et s’il cherche vraiment à rester cohérent avec lui-même, il devrait commencer à préparer ses valises avant qu’il ne tombe au combat, sans pour autant bénéficier du statut de martyr!
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