Comparer les non-jeûneurs pendant ramadan à des… terroristes est une erreur monumentale dans laquelle est tombé le ministre de l’Intérieur, Lotfi Brahem, qui veut protéger la majorité parfois agressive contre la minorité souvent agressée.
Par Jamila Ben Mustapha *
En affirmant que de même qu’il a protégé la communauté juive tunisienne de la menace terroriste, lors du pèlerinage de la Ghriba, il protégera aussi les jeûneurs tunisiens par la fermeture des cafés et restaurants aux non-jeûneurs, le ministre de l’Intérieur, Lotfi Brahem, n’a pas eu l’air de réaliser que le parallèle qu’il a établi exprime un amalgame entre 2 situations très différentes.
Les non-jeûneurs comparés à des terroristes !
Tout d’abord, dans le premier cas, il oppose un ensemble à un autre qui lui est extérieur : la communauté juive tunisienne d’une part, les terroristes, de l’autre, c’est-à-dire ceux qui symbolisent le summum de la violence.
Dans le second, il confronte, à l’intérieur d’un même ensemble, d’une société en état de paix, une majorité traditionnelle de jeûneurs, à une minorité de non-jeûneurs.
Il évalue cette minorité à 1%. Il oublie qu’il englobe dans les 99% restants aussi bien les jeûneurs que ceux qui ne font pas ramadan parce qu’ils n’osent pas faire passer leur comportement de la sphère privée à la sphère publique.
Mais surtout, il y a deux raisons pour lesquelles il établit par là une confusion importante: en premier lieu, dans sa déclaration, les non-jeûneurs se trouvent être placés du mauvais côté, celui des terroristes auxquels ils ont été comparés.
Or, autant ces derniers sont les apôtres de l’intolérance et de la violence et toujours en position d’attaque, autant les non-jeûneurs constituent une minorité sur la défensive et qui ne demande qu’à coexister en paix avec ses compatriotes.
C’est que, d’après le ministre, par leur apparition publique, ces derniers constitueraient une provocation pour les jeûneurs, un peu selon le même raisonnement qui veut, d’un point de vue islamiste, que la femme sans voile et non couverte des pieds à la tête, constitue, par sa simple vue, une provocation pour un homme que l’on suppose alors, non pas civilisé et capable de se maîtriser, mais ayant le droit d’avoir des pulsions et de leur donner libre cours.
Celui qui doit être protégé n’est pas celui qu’on croit
En second lieu et surtout, si manifestation d’hostilité il y a, elle risque de se trouver plutôt du côté de la majorité et non de la minorité, et c’est là ou consiste l’erreur : dans une inversion des situations où agresseur et agressé ont échangé leur rôle et où celui qui doit être protégé n’est pas celui qu’on croit.
En effet, la règle, la logique, la loi du nombre, en démocratie, veulent qu’on doive toujours défendre les minorités dans leurs multiples différences, contre la majorité.
Ainsi, les droits que le ministre aurait à défendre, dans un pays dont la Constitution reconnaît la liberté de conscience, ne devraient pas être ceux des jeûneurs, qui seuls existaient jusque-là, mais des non-jeûneurs qu’il serait bon de mettre à l’abri contre l’éventuelle violence verbale ou physique des premiers : le comportement du prédicateur Adel Almi qui part à la chasse des «fattara», chaque année, est une illustration de ce fait.
Certes, il y a d’un côté le droit, et de l’autre, l’état des mentalités. Mais, s’il est temps, sur le plan historique, de faire évoluer une situation, il faut bien alors commencer, et les débuts sont toujours douloureux: l’adoption du Code du statut personnel, hier, n’a pas été sans problèmes, de même que l’égalité successorale entre les hommes et les femmes, demain.
Malgré les graves difficultés économiques et financières dans lesquels elle se débat, la Tunisie est à l’avant-garde des pays arabes, même si elle a toujours été et reste un lieu permanent de tension entre deux forces antagoniques, l’une conservatrice, l’autre progressiste.
Vers une tolérance réelle entre jeûneurs et non-jeûneurs
La vitalité et la combativité de sa société civile la poussent, de façon continue, à s’attaquer aux problèmes spécifiques des minorités : l’association Shams lutte pour la dépénalisation de l’homosexualité et l’abolition de l’article 230 infamant du Code pénal.
Une loi vient d’être proposée au parlement pour sanctionner le racisme vis-à-vis des noirs aussi bien autochtones qu’émigrés.
Cette société civile lutte aussi pour une société future, peut-être pas possible dans l’avenir immédiat, vu l’état des mentalités, où existera enfin une tolérance réelle entre jeûneurs et non-jeûneurs.
Récemment, à Hammam-Sousse, une pétition présentée par des parents qui dénonçaient le bruit des haut-parleurs transmettant les prières nocturnes propres à ramadan («tarawih») et empêchant leurs enfants de se concentrer sur leur travail de révision, a abouti à leur interdiction par des autorités religieuses compréhensives et non fanatiques.
Ainsi, cahin-caha, notre Tunisie se dirige difficilement mais sûrement, vers l’acceptation par les uns et les autres, de leurs différences réciproques, loin du diktat de ceux qui veulent imposer leur vérité à tous.
* Universitaire et écrivain.
** Le titre, le chapô et les intertitres sont de la rédaction.
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