Alors que le pouvoir politique à tous les niveaux a observé un silence assourdissant sur le drame de Mezzouna survenu hier, lundi 14 avril 2025, où trois élèves de 18 et 19 ans ont trouvé la mort après l’effondrement d’un mur devant leur lycée, l’opinion publique a laissé éclater sa colère face à l’incurie générale qui désormais tue dans l’indifférence et le silence.
Manel Albouchi *

Je n’avais pas prévu d’écrire ce texte.
Mais il y a des événements qui vous forcent à penser.
À parler. À nommer ce qui vous secoue le ventre avant même que le cerveau ne comprenne.
Aujourd’hui, trois enfants sont morts. Ou peut-être hier. Je ne sais plus. Le silence a brouillé la date.
La Tunisie vient de vivre une forme de traumatisme collectif, une blessure dont les strates dépassent le visible.
Un mur s’est effondré. Et trois adolescents sont morts.
Mais ce n’est pas un simple accident.
Ce mur-là est le symptôme. Il parle à notre place. Il révèle ce qu’on refuse de voir.
Il symbolise une chute bien plus large : celle d’un système, d’une société, d’un lien de confiance entre l’État et sa jeunesse.
J’ai pensé immédiatement à la dixième plaie d’Égypte. La plus douloureuse. La plus irréversible. Celle de la perte des premiers-nés.
Et si cet événement était pour nous ce moment ?
Le point de bascule ?
La frontière entre ce qui peut encore être réparé… et ce qui, une fois franchi, ne revient plus en arrière ?
On pourrait l’analyser de manière clinique.
Parler de déni institutionnel, de clivage du Moi, de dissociation collective, de désinvestissement narcissique de l’espace public.
On pourrait dire que ces enfants sont tombés victimes de ce qu’en psychologie on nomme une carence de contenance.
L’école, censée être un contenant sécurisant, devient un lieu de chute. Là où le savoir devait structurer, c’est le béton qui s’effondre.
Mais ce serait trop facile de rester dans le registre du théorique.
Parce que ce que je ressens, moi, en tant que femme, que mère, que thérapeute…
C’est une nausée.
Oui… Une nausée éthique !
Car au fond, ce n’est pas de ce mur dont il s’agit.
Ce mur n’est qu’un écran.
Ce qui est tombé, c’est notre dernier refuge symbolique.
Ce qui s’est effondré, c’est notre capacité à protéger, à prévenir, à prendre soin.
Et ce n’est pas la faute d’un ministère. Ni d’un proviseur. Ni même d’un maçon.
C’est l’échec d’une culture politique et sociale de la réparation.
Un échec profond. Systémique. Organique.
Il y a en psychologie une notion que j’utilise souvent : le processus de deuil compliqué.
Quand la perte est inacceptable, parce qu’absurde, parce qu’évitée, parce qu’annoncée mais jamais entendue.
C’est exactement ce que nous vivons.
Et il faudra un travail psychique énorme pour le traverser.
Un travail de mémoire. Un travail de honte. Un travail de lucidité.
Je pense à ces élèves encore en vie, aux enseignants, aux familles.
Comment se reconstruire après ça ?
Comment faire confiance à nouveau à l’école, au mur, à l’État ?
C’est peut-être ça, la vraie question.
Et moi, psychologue dans un pays qui s’effrite,
Je me demande parfois si je ne suis pas là, juste pour mettre des mots sur l’effondrement.
Pas pour le réparer. Mais au moins pour le nommer. Le faire exister.
Pour que demain… on ne dise pas qu’on ne savait pas.
Parce qu’on savait.
Et parce qu’on sait.
Et que le vrai crime, aujourd’hui, ce ne sont plus les erreurs…
Mais l’insupportable banalisation du non-sens.
* Psychiatre et psychanalyste.
Donnez votre avis