C’est un Béji Caïd Essebsi désabusé, aigri et presque déprimé, avouant ouvertement son impuissance à peser sur le cours des choses, dans une république qui ne se reconnaît plus en lui, que les Tunisiens ont vu hier soir, lundi 24 septembre 2018, dans l’entretien en direct avec la chaîne Al-Hiwar Ettounsi.
Par Ridha Kéfi
Plus de flamboyances intellectuelles, plus d’analyses politiques visionnaires, ni même de phrases assassines envers ses adversaires politiques, mais un interminable lamento, auquel ne manquent que les soupirs.
Le président de la république apparut aux yeux de beaucoup de ses concitoyens, y compris ceux qui l’ont élu en 2014, au mieux, comme la survivance d’un passé qu’ils aimeraient oublier, une page pas très glorieuse qu’ils voudraient pouvoir rapidement tourner pour passer à autre chose. Car, on le sait, l’avenir n’attend pas ceux qui regardent dans le rétroviseur et se complaisent à ressasser les rendez-vous ratés, les promesses non tenues et les remords.
Qu’a-t-il encore à dire M. Caïd Essebsi qu’il n’a pas déjà dit et redit maintes fois? De cet entretien, testament ou chant du cygne, les Tunisiens retiendront deux ou trois idées centrales, qui en ont constitué le fil conducteur.
Le père soutient son fils jusqu’au bout
D’abord, Caïd Essebsi père ne soutient pas Caïd Essebsi fils et, de toute façon, son soutien n’est jamais absolu ni inconditionnel, dit-il. Mais tous ses propos disent exactement le contraire.
Si Nidaa Tounes, le parti qu’il a fondé en 2012 et qui l’a porté à la présidence de la république, en 2014, a implosé et se trouve aujourd’hui en lambeaux, ce n’est pas de la faute de son directeur exécutif autoproclamé.
D’ailleurs, expliquera-t-il, tous les partis sont à l’image de Nidaa Tounes, un champ de ruines, et de citer l’exemple du Harak de l’ancien président par intérim Moncef Marzouki. «Tous les partis sont en crise et pas seulement Nidaa Tounes», insistera M. Caïd Essebsi, comme s’il s’agissait là d’une fatalité contre laquelle on ne pouvait rien.
Hafedh Caïd Essebsi n’a-t-il aucune responsabilité dans l’éclatement d’une formation qui avait gagné les législatives en 2014 ? Réponse du père, soucieux de justifier les errements de son fils : «Ce n’est pas moi qui l’a imposé. Il est un membre fondateur du parti. En 2014, il a voulu présider la liste des législatives du Nidaa dans la circonscription de Tunis 1 et je lui ai conseillé d’abandonner l’idée. Par la suite, tous les co-fondateurs sont devenus députés ou ont eu des postes au gouvernement ou à la présidence de la république. Et c’est ainsi qu’il a pris la tête du parti». Traduire : Hafedh Caïd Essebsi n’a rien usurpé, il a juste profité du vide laissé par le départ des ténors.
Pourquoi, en tant que père, n’a-t-il pas conseillé à son fils de démissionner de la tête d’un parti où sa gouvernance est de plus en plus contestée ? À cette question, le fondateur de Nidaa a répondu par une entourloupette : «Il est mon fils à la maison, mais en société, il est un citoyen et il a les droits de tout citoyen».
Ne craint-il pas l’accusation de népotisme, phénomène qui a fait tant de mal à la Tunisie, sous les règnes de Bourguiba et de Ben Ali, et que les Tunisiens ne supportent plus ? «C’est injuste. Aucun membre de ma famille n’est ministre, gouverneur, délégué ou Pdg», s’emporte M. Caïd Essebsi. Et de renchérir : «D’ailleurs, qu’est-ce qui empêche les Nidaïstes de le remplacer (Hafedh Caïd Essebsi, Ndlr). Ils disent qu’ils vont tenir leur congrès en janvier prochain. Celui qui se portera candidat et se fera élire pourra diriger Nidaa».
Sauf que, et cela le locataire du palais de Carthage feint de l’oublier, Nidaa a été vidé de la majorité de ses ténors et il n’y reste que quelques dizaines d’opportunistes et de thuriféraires qui, parions-le, éliront Caïd Essebsi Junior. En d’autres termes, tout est déjà réglé comme du papier à musique, et Béji Caïd Essebsi, un ancien du Néo-Destour, du PSD et du RCD, des écoles de magouilles, de micmacs et de coups bas, connaît bien la musique.
Chahed n’est plus disposé à se laisser faire
La seconde idée centrale de l’entretien concerne Youssef Chahed. «C’est moi qui l’ai choisi et si je l’ai choisi, c’est parce que j’estime qu’il est bon», dit le président de la république, qui ne fait pas mystère de son désir de voir partir ce jeune homme de bonne famille qui a osé se rebeller contre son autorité.
«Le pouvoir exécutif est constitué d’un président élu au suffrage universel et d’un chef de gouvernement proposé par le président et désigné par l’Assemblée», rappellera le locataire du Palais de Carthage, comme pour remettre M. Chahed à sa juste place : il n’a pas été élu et n’a que la légitimité que lui accorderont les députés.
«Je n’ai pas de problème avec Chahed. C’est moi qui l’ai choisi. Mais comme son bilan est contesté par beaucoup de parties, je lui ai conseillé d’aller à l’Assemblée pour solliciter à nouveau sa confiance et renouveler sa légitimité», explique le patriarche qui, en désespoir de cause, forme le souhait de voir ses deux enfants prodigues s’en aller, Hafedh de Nidaa et Chahed du gouvernement : «S’ils s’en aillent, la Tunisie ne s’en portera pas plus mal», justifie-t-il. Et d’ajouter : «Il y a de nombreuses compétences en Tunisie».
À ses yeux, ce scénario offre l’avantage de constituer pour lui une demi-défaite ou une demi-victoire, le maintien de Chahed étant perçu, comme un camouflet pour beaucoup, et d’abord pour lui, d’autant qu’il a beaucoup manœuvré, ces derniers mois, pour arriver à cette fin, en louant même les services de quelques grandes figures de la corruption dans le pays. Mais en vain.
En fait, le jeune homme de bonne famille, qui en a avalé des couleuvres au cours des deux dernières années, n’est plus disposé à se laisser faire. Il s’est montré moins docile ou plus coriace que son prédécesseur au poste, Habib Essid, humilié avant d’être poussé vers la porte sans ménagement.
Chahed a de bonnes raisons de résister car il sait que l’avenir lui appartient, pour peu qu’il se montre à la hauteur de la tâche qui lui est confiée et qui consiste à maintenir le cap au cœur de la tempête, et à préserver, aux yeux des partenaires et bailleurs de fonds internationaux, l’image d’une Tunisie appliquée et soucieuse de réussir sa transition.
Ennahdha ne veut plus parier sur un vieux cheval
Troisième point central de l’entretien : l’annonce de la rupture avec Ennahdha. «La semaine dernière, nous avons décidé de rompre avec Ennahdha et c’est à la demande d’Ennahdha», lance le président de la république. «Il n’y a plus de consensus entre Béji Caïd Essebsi et Ennahdha», martèle-t-il, en parlant de lui-même à la troisième personne, en toute humilité.
Mais que s’est-il passé la semaine dernière ? Souvenons-nous, le président de la république a reçu le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, en espérant le rallier ainsi que les députés de son mouvement à la dernière manœuvre visant à faire destituer Chahed : l’activation de l’article 99 de la Constitution, qui permet au président de la république de faire revoter la confiance de l’Assemblée au chef du gouvernement.
La manœuvre était cousue de fil blanc, mais le chef islamiste, soucieux de la stabilité politique et gouvernementale, ne s’est pas laissé faire. Lui et son parti sont favorables au maintien de Chahed, qui plus est, à un an des élections législatives et présidentielles. Il n’y a pas le feu… sauf peut-être dans la maison Caïd Essebsi. Ce dernier lâchera, inconsolable, comme le reproche d’un amant éconduit: «Ennahdha a abandonné Caïd Essebsi».
En fait, et cela Si El-Béji a du sans doute le comprendre, Ennahdha n’a plus aucun intérêt à soutenir un président de la république dont le mandat s’achève dans un an et qui, surtout, n’a plus le poids politique qu’il avait il y a quatre ans : le parti qui l’a porté au pouvoir est en charpie et le paysage politique est pleine reconstitution, pourquoi continuer à parier sur un vieux cheval ?
Pour le reste, et Caïd Essebsi l’a dit lui-même, son avenir est derrière lui. Reste l’avenir proche, l’année qui lui reste à passer au Palais de Carthage: elle sera longue, vide, ennuyeuse et interminable.
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