Le prince héritier Mohammed Ben Salman et le président Recep Tayyip Erdogan.
Dans cet article magistral, le célèbre journaliste français revient sur l’affaire Khashoggi et sur la façon dont elle illustre la rivalité entre l’Arabie saoudite et la Turquie dans leur course pour s’emparer du leadership sunnite.
Par Renaud Girard *
Après avoir menti pendant trois semaines au monde entier, le Royaume d’Arabie saoudite a enfin reconnu qu’il avait bien assassiné son sujet Jamal Khashoggi, journaliste bien connu dans le petit milieu des observateurs du Moyen-Orient. Ce meurtre – dont on ne connaît pas encore toutes les circonstances – s’est déroulé le 2 octobre 2018, dans l’enceinte du consulat saoudien à Istanbul. Khashoggi, 59 ans, petit-fils du médecin d’Ibn Séoud et éditorialiste épisodique au Washington Post, connu pour ses positions critiques envers la politique du prince héritier de son pays (Mohammed Ben Salman, dit MBS), avait pris un rendez-vous de type administratif au consulat. Il devait y retirer un certificat de divorce, en vue d’un mariage avec une nouvelle disciple turque. Le même jour, le Royaume avait envoyé à Istanbul, sur deux avions privés, une escouade de quinze «spécialistes» des services de renseignement. En tuant Khashoggi, ils auraient agi de leur seul chef, essaient aujourd’hui de faire croire les autorités saoudiennes, sans parvenir à convaincre. Le président turc Erdogan, dans un discours solennel le mardi 23 octobre 2018, a révélé qu’il s’agissait d’un assassinat prémédité et a exigé que les tueurs soient jugés à Istanbul.
Au cours des trois semaines écoulées, le gouvernement turc a fait subir à la monarchie saoudienne une sorte de supplice persan. Sans la dénoncer officiellement, il a distillé sous le manteau à la presse turque de plus en plus de détails, de plus en plus horribles, sur les circonstances de cet assassinat. Au point que le prince héritier MBS a désormais gagné le surnom de Mohammed Bone Saw (scie à os) dans les milieux journalistiques américains. Ankara a compris que cette affaire allait capturer l’imagination des opinions publiques du monde entier et l’a immédiatement exploitée avec habileté.
Dans le jeu triangulaire des trois puissances les plus concernées par Khashoggi, l’Arabie saoudite, la Turquie et les Etats-Unis (dont le journaliste détenait une carte de résident), c’est la Turquie qui a, pour le moment, le mieux joué. Elle s’est rapprochée des Etats-Unis en libérant le pasteur Andrew Brunson, injustement poursuivi pour espionnage (cf notre chronique du mardi 14 août 2018) ; elle a joué les vierges effarouchées dès la disparition du dissident saoudien ; elle a affaibli le Royaume en le laissant s’enferrer dans ses mensonges. L’Arabie saoudite est la première responsable du naufrage de sa politique de relations publiques (pour laquelle elle dépense quelque 900 millions de dollars par an). Mais les Turcs n’ont à aucun moment songer à lui lancer une bouée…
C’est qu’il y a, entre le néo-ottomanisme du président Erdogan et le wahhabisme modernisé du prince héritier MBS, une rivalité pour la domination du monde sunnite – la grande majorité des musulmans, ceux-ci étant fidèles à la tradition (sunna) des compagnons du Prophète, par opposition à la faction (chia) des partisans de son gendre Ali, que l’on appelle chiites. En termes démographiques, l’Arabie saoudite (33 millions d’habitants) est nettement distancée par la Turquie (80 millions). Mais en termes économiques, le PIB de la première (684 milliards de dollars) n’est pas très loin de celui de la seconde (851 milliards). Et si se poursuit la hausse des cours du pétrole, l’Arabie saoudite va à nouveau regorger de capitaux disponibles, ce qui ne sera pas le cas de la Turquie, fortement endettée. En termes symboliques, la monarchie wahhabite a l’avantage de pouvoir se proclamer la gardienne des deux plus saintes mosquées de l’islam (La Mecque et Médine). Mais elle est pénalisée par son alliance non avouée avec Israël, alors que la Turquie se présente, depuis 2010, comme la grande défenderesse de la cause palestinienne.
L’Arabie saoudite et la Turquie professent des idéologies très différentes. Le wahhabisme (du nom d’un prédicateur puritain qui fit alliance avec la tribu Saoud au 18ème siècle) prône socialement l’imitation du comportement des «pieux ancêtres», ces bédouins du 7ème siècle.
Politiquement, il ordonne la soumission aux princes légitimes. A l’opposé, le président turc Erdogan est un Frère musulman, qui n’a que mépris pour les monarchies dynastiques, qu’il juge intrinsèquement corrompues, et qui croit aux vertus de l’expression politique des fidèles.
Historiquement, l’Empire ottoman s’est toujours opposé au wahhabisme. Il avait même lancé un raid punitif en 1819 contre la tribu des Saoud.
Géopolitiquement, l’Arabie saoudite est l’alliée des Emirats et de l’Egypte. Mais en 2017, la Turquie a pris sous sa protection le riche émirat du Qatar, qui courait le risque d’être avalé par ses voisins saoudien et émirati. Les Saoudiens prient tous les jours pour la destruction de l’Iran chiite, alors que les Turcs entretiennent de cordiales relations avec la Perse depuis près de 400 ans.
L’affaire Khashoggi a révélé chez les musulmans l’acuité d’une rivalité intrasunnite qui, jusque-là, était cachée par l’ancestrale opposition sunnites-chiites.
* Renaud Girard est grand reporter international et reporter de guerre au journal ‘‘Le Figaro’’ depuis 1984. Chaque mardi, il y publie un éditorial de réflexions, d’analyse et d’explications consacré à l’actualité internationale. Ses chroniques sont saluées pour la qualité de leur style littéraire, les amples informations (souvent inédites) qu’elles apportent, la profondeur et la rigueur de leur analyse. Cet article est paru aujourd’hui, mardi 23 octobre 2018 dans ‘‘Le Figaro’’.
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