Le prix Nobel de la paix constitue un puissant stimulant pour le moral des Tunisiens et pourrait encourager l’Europe à soutenir davantage la Tunisie.
Par Francis Ghilès*
La décision du comité du Prix Nobel de la Paix de récompenser le Quartet tunisien du Dialogue national pour «sa contribution décisive à l’édification d’une démocratie pluraliste en Tunisie, au lendemain de la Révolution du jasmin de 2011» a peut-être créé la surprise auprès des personnes qui s’attendaient à ce que cette reconnaissance soit accordée au pape François ou à la chancelière Angela Merkel.
Distinction haute en symboles
L’an dernier, le prix a été décerné à deux militants des droits de l’enfant. Cette année, l’honneur est revenu à quatre personnes qui ont joint leurs efforts pour sauver leur pays qui était au bord de la guerre civile. Ces quatre Tunisiens et les organisations qu’ils représentent sont plus que dignes de cette prestigieuse distinction, et leur pays, au sens le plus large, a lui aussi mérité cette considération.
Le Quartet, mis sur pied durant l’été 2013, comprend quatre organisations: la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, une des plus anciennes et des plus actives dans les régions d’Afrique du nord et du Moyen Orient a été constamment harcelée sous le régime du dictateur Zine El-Abidine Ben Ali; la deuxième organisation, la plus ancienne centrale syndicale du continent après celle de l’Afrique du sud, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) dont le fondateur, Farhat Hached, a joué un rôle crucial dans le combat pour l’indépendance du pays et fut assassiné par des colons français d’extrême-droite en 1952; l’Ordre des avocats tunisiens, dont la plupart des membres, depuis l’indépendance, ont résisté aux tentatives de mainmise répétées de l’Etat autoritaire sur cette profession; et enfin, la dernière et pas la moindre de ces organisations, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) que préside Wided Bouchamaoui, fille de l’une des familles d’industriels les plus prestigieuses du pays. La présence de cette dame au sein du Quartet est un symbole éloquent du statut de la femme dans un pays qui, plus qu’aucun autre dans le monde arabe, a accordé aux femmes des droits égaux à ceux des hommes.
La tension dans le pays a atteint son plus haut point, à la suite de l’assassinat de deux grands dirigeants de la gauche tunisienne, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.
Le Quartet a vu le jour à un moment où, en 2013, la tension dans le pays a atteint son plus haut point, à la suite de l’assassinat de deux grands dirigeants de la gauche tunisienne, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. La coalition gouvernementale, dirigée par les islamistes d’Ennahdha, n’a pas fait grand-chose pour élucider les circonstances de ces meurtres et paraissait plutôt déterminée à lâcher ses milices aux trousses de ceux d’entre les Tunisiens qui manifestaient en faveur de la démocratie.
Un pays au bord de l’abîme
Dans le même temps, ce gouvernement ne se souciait guère que des jeunes Tunisiens aillent par centaines grossir les rangs de l’organisation naissante de l’Etat islamique en Irak et en Syrie – malgré les appels à l’aide incessants et désespérés des familles de ces jeunes recrues du terrorisme.
Les deux premières organisations (UGTT et Utica, Ndlr) s’inquiétaient aussi que, malgré la tenue d’élections libres et justes qui ont donné le pouvoir à la coalition gouvernementale, fin 2011, les violations policières des droits humains n’ont jamais cessé.
L’UGTT, dont le quartier général a été attaqué par les milices islamistes, avait pris conscience de l’ampleur de la détérioration de la situation, de la gravité de la paralysie de l’activité sur les lieux de travail et de la dégradation du niveau de vie de ses membres.
L’Utica, pour sa part, déplorait la chute brutale qu’a enregistrée l’investissement national et étranger dans le pays, au lendemain de la Révolution du jasmin de janvier 2011.
Vers la fin de l’année 2013, le Quartet a pu convaincre le Premier ministre islamiste Ali Larayedh de démissionner et d’accepter qu’il soit remplacé par un technocrate, Mehdi Jomaa, une personnalité politique indépendante. Cet arrangement a eu, entre autres mérites, de faire baisser la tension et de permettre au nouveau gouvernement de s’attaquer à de nombreux dossiers économiques laissés en suspens pendant deux longues années.
L’ancien Premier ministre islamiste Ali Larayedh a fait preuve d’une indulgence excessive à l’égard de salafisme extrémiste qui a étendu ses réseaux djihadistes à travers le pays.
La lutte anti-terroriste était également une autre priorité de la nouvelle équipe gouvernementale: le prédécesseur de Mehdi Jomaa a fait preuve d’une indulgence excessive à l’égard de salafisme extrémiste qui a permis à ce dernier d’étendre ses réseaux djihadistes à travers le pays et de s’installer définitivement dans la région frontalière occidentale.
En dépit de toutes les difficultés qu’il a rencontrées, le gouvernement de M. Jomaa a pu, fin 2014, organiser des élections législatives et présidentielle crédibles et pacifiques. La coalition menée par les islamistes d’Ennahdha a ainsi cédé le pouvoir à une nouvelle alliance sous la direction du parti de Nidaa Tounes et un vétéran de la scène politique tunisienne, Béji Caïd Essebsi, a également succédé à la tête de la présidence de la république au démagogue Moncef Marzouki.
La difficile relance économique
Aujourd’hui, la transition démocratique tunisienne est loin d’être achevée. L’attaque contre le musée national du Bardo, en mars dernier, a coûté la vie à 21 ressortissants étrangers et à une victime tunisienne et, en juin, le massacre de 38 personnes, pour la plupart des citoyens britanniques. Ces deux attentats terroristes ont donné un coup d’arrêt net à l’activité de l’importante industrie touristique tunisienne. De plus, le nouveau gouvernement tarde toujours à mettre en œuvre les réformes économiques nécessaires et la qualité et le niveau de vie de la majorité des Tunisiens n’ont jamais cessé de chuter. La relance de la machine économique tunisienne a été rendue encore plus difficile par la baisse sensible des exportations tunisiennes vers l’Algérie, le chaos en Libye voisine et la réduction des importations des pays d’Europe du sud, marchés-clés pour la Tunisie et source principale émettrice de touristes.
Près de cinq années depuis le jour où le peuple tunisien, les mains nues, s’est soulevé contre la dictature de Ben Ali, le pays demeure un phare rayonnant dans une région méditerranéenne dont les perspectives sont autrement très sombres.
Le prix Nobel de la paix constitue indéniablement un puissant stimulant pour le moral des Tunisiens. Il pourrait aussi encourager l’Europe à soutenir la Tunisie financièrement plus que ce qu’elle n’a fait jusqu’ici. De plus, cette récompense représente un rappel utile à nous tous que l’énergie de la lutte pour l’instauration de la démocratie et l’établissement d’un système économique plus juste ne peut, en définitive, émaner que du pays concerné lui-même.
Il existe donc des limites à l’étendue de ce que l’assistance provenant de l’extérieur peut réaliser, même lorsque celle-ci est animée des intentions les plus nobles.
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
Source: ‘‘Politico’’.
Cet article est traduit et publié par Kapitalis avec l’autorisation de l’auteur.
* Francis Ghilès est directeur d’étude principal auprès du Centre de Barcelone pour les affaires internationales (Cidob, en anglais).
** Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.
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