Encore une fois, et au vu de la déroute complète des pensées et de l’action, les prochaines élections vont se dérouler au mépris du citoyen ordinaire, l’électeur lambda plus que jamais indifférent à la politique. Au désordre des images se mêlent discours, déclarations intempestives, menaces et autres accusations où se confondent sciemment le vrai et le faux.
Par Yassine Essid
Deux révélations. La première, indiscutable et sans appel car émanant des organes officiels de l’Etat, nous apprend que le taux de croissance pour le premier trimestre 2019 est de 1,1%, le plus bas depuis 2017, et celui du chômage est de 15,3%. Tahya Tounes !
La seconde se réfère à une immense consultation, pour laquelle on aurait fait appel à près de 415.000 participants, sur ce qui fait le propre de nos vies. Elle a été menée pendant des mois par un nouveau mouvement politique dont le nom ressemble à une consigne polémique destinée à faire agir les masses tant par le ton que par l’élément d’incitation à la fois ludique et patriotique qu’elle comporte : «3ich Tounsi». D’accord, mais comment ? Rien qu’en respectant, dit-on, une feuille de route comportant un train de mesures qu’il suffirait d’appliquer pour sortir la Tunisie de la crise économique et sociale qu’elle traverse depuis huit ans.
Travailler moins et gagner plus, réussir sans trop d’effort…
Sauf que la force de frappe d’un tel identifiant, son ancrage dans la réalité immédiate où se mêlent la mentalité, le style et les conditions de vie, et dans ce qu’il pose explicitement comme contrainte fonctionnelle, sonne comme une prime de plaisir offerte à chaque Tunisien.
«3ich Tounsi» serait dès lors interprété comme un idéal de mode de vie auquel aspire tout Tunisien : travailler moins et gagner plus, réussir sans trop d’effort, accéder à la société de consommation, vivre à l’ère de la gratuité, partir plus souvent en vacance et voyager, dépenser au-dessus de ses moyens, avoir sa maison et sa voiture, développer des stratégies de débrouille, contourner la loi, jouir de tous les droits sans jamais s’acquitter des devoirs, exiger tout de l’Etat, et plein d’autres délirantes revendications à satisfaire ici, maintenant et tout de suite.
Par ailleurs, ces mêmes personnes qui avaient fait l’objet de l’enquête, n’avaient pas manqué de se plaindre de la cherté de la vie, de râler contre la dégradation des services publics en dénonçant les coupables : principalement la corruption et l’incompétence des dirigeants.
Pour une fois, ce questionnaire portant sur de vagues thématiques, qui a mobilisé de gros moyens financiers, et qui s’identifie à l’expression de l’opinion publique avec le moins possible d’incertitudes, ne prétend pas servir de baromètre électoral.
Pour le moment, les analyses jugées les plus représentatives de l’opinion publique sur l’organisation politique ne sont pas commandées auprès d’une institution de sondage mais relèvent d’une source partisane indéterminée. Un nouveau mode de communication qui servira certainement de préambule à un programme électoral inspiré, cette fois, non pas d’une rhétorique d’économistes, experts et autres politiques, mais à proximité étroite et vivante d’une large composante de la nation.
Une société civile en totale rupture avec la société politique
On découvre à la faveur de cette enquête une société civile en totale rupture avec la société politique, et un divorce irréparable de l’action et du rêve. Toutes ces données sont-elles significatives quant à la place des citoyens dans l’organisation et la direction des affaires publiques ? Oui. Au vu de l’influence qu’exercent les politiciens on se demande si l’espace décisionnel accordé aux citoyens est suffisant ou s’il n’y a pas lieu de l’élargir et de l’augmenter de façon significative.
Enfin, eu égard aux huit années d’illusion démocratique, il s’avère qu’il n’y a pas d’interaction significative ni d’influence déterminante entre le citoyen et les gouvernants. Finalement, avons-nous vraiment besoin de députés pour savoir ce que les gens pensent ou désirent, ou de gouvernants pour traduire les aspirations de chaque sociétaire en des actions qui ne soient pas vaines?
Hormis le fait qu’on ignore encore les intentions réelles du mouvement «3ich Tounsi», les auteurs de cette enquête auraient dû commencer par intégrer dans les réponses, qui autrement seraient biaisées, l’importance des dimensions d’une organisation politique inopérante et l’impact d’une géopolitique et culturelle mondialisée : les changements démographiques, la mobilité géographique interne et internationale, les brassages culturels, les difficultés d’insertion professionnelle des jeunes, les fractures sociales et régionales, le retour du religieux, les rapports hommes femmes, l’affaiblissement des liens de proximité, la baisse du niveau de scolarité opposée à la variété d’activités de loisir, la consommation culturelle et tout ce qui occupe le temps libre, la perte du contact avec la nature et le progrès envahissant des nouvelles technologies.
Les analyses de telles données auraient alors pu témoigner de la capacité de réflexivité, d’adaptation et de créativité des individus tout en mettant en lumière les défis qui restent posés par ces changements sociaux et culturels qui marquent un pays et la perception de ses habitants.
Les résultats exposés et les mesures proposées par le mouvement «3ich Tounsi» ne constituent pas un scoop. Loin s’en faut. Et les impressionnants graphiques colorés, les diagrammes circulaires, les courbes et les pourcentages, ne rendent pas plus pertinentes pour autant les données obtenues par une sur-sollicitation du public, voire une excessive pression marketing.
Les causes autant que les responsables de la dégradation inexorable de la situation du pays et de la détérioration des conditions de vie d’une grande partie de sa population, nourrissent depuis longtemps les discussions de café du commerce. Pendant que l’opinion ressasse les mêmes griefs, les politiques, de leur côté, noyés dans l’océan d’incertitudes de l’avenir, n’arrêtaient pas de nous promettre des lendemains meilleurs où les mots d’égalité, de justice, de dignité, de solidarité et de prospérité reviennent comme une ritournelle avec au bout… le pire. Cela ne les empêche guère, par ailleurs, de s’entre-déchirer pour accéder au pouvoir ou pour le conserver.
Un conte merveilleux d’un pays de ripailles
À ce propos, il suffit d’aller chercher dans les rayons de la bibliothèque des programmes électoraux des partis en vue des élections de 2014, pour trouver les plus bizarres élucubrations, notamment celles de Nidaa Tounes, un parti de notables qui n’a jamais réussi à se donner une structure plus conforme aux exigences d’une idéologie démocratique.
Béji Caïd Essebsi, alors flanqué d’éminences grises très douées pour échafauder des plans rocambolesques, nous avait raconté, à sa manière, une très belle histoire et un conte merveilleux d’un pays de ripailles où ruisselle la vie et où le pain ne se gagne plus à la sueur du front.
Cinq ans après, ce mirage compensatoire est toujours d’actualité. Deux gouvernement n’ont pas réussi à redresser le pays ni à instaurer un modèle de société capable de satisfaire les besoins fondamentaux de la population. Les plans d’une remise en état du pays et la restructuration de son économie sont encore à l’ordre du jour et on peut les réciter par cœur et dans l’ordre : investissement dans la production créatrice d’emplois, attraction des capitaux étrangers, modernisation des infrastructures et des installations, réforme et édification d’un tout autre système de formation et d’enseignement, amélioration des conditions de vie des plus démunis. On croit rêver ! Car tout cela n’est réalisable qu’au prix d’efforts gigantesques et de gros sacrifices fournis par l’ensemble de la nation dans un climat de consensus politique, de solidarité nationale et d’enthousiasme populaire comme le ferait tout pays au lendemain d’une guerre ou d’une catastrophe naturelle.
Plus l’échéance se rapproche plus le tableau apparaît confus
Encore une fois, et au vu de la déroute complète des pensées et de l’action, les prochaines élections vont se dérouler au mépris du citoyen ordinaire. Non enrôlé dans un parti, l’électeur lambda est plus que jamais indifférent à la politique. Au désordre des images se mêlent discours, déclarations intempestives, menaces et autres accusations où se confondent sciemment le vrai et le faux.
Dans un tel brouillard l’électeur, qui n’a toujours pas compris en quoi consiste l’essentiel de l’activité politique, parvient difficilement à faire le partage entre le superficiel et le consistant, le futile et le cohérent, le rationnel et le déraisonnable, la trivialité du propos et l’inconsistance de la réflexion. Plus l’échéance se rapproche plus le tableau apparaît confus, plus les gestes des acteurs deviennent agressifs et plus l’écho des paroles retentit plus intensément. S’il en est ainsi de la politique aujourd’hui, pourquoi des citoyens se donneraient-ils la peine demain de s’intéresser ou de participer aux prochains scrutins ?
Car lorsqu’on parle d’élections démocratiques, on a généralement à l’esprit un scrutin bâti sur une parfaite connaissance des candidats en lice : leurs personnalités, leur parcours, leurs programmes, etc.
Contrairement aux pays de vieille tradition démocratique, la quête aux voix en Tunisie ne répond à aucune exigence de vérité. Il n’existe aucune relation entre l’élu et son électeur, aucun dialogue formel ou informel qui se noue habituellement entre celui qui se présente aux élections et celui qui participe au vote.
La distance entre les quelques individus qui occupent en permanence la scène politique et les populations est immense et n’existe que parce que les médias et les réseaux sociaux en font leurs choux gras : les formules sont figées, les slogans vides, les jeux de mots ineptes. Associations d’images, comparaisons et métaphores désobligeantes dénaturent l’action de l’adversaire, le ridiculise. Mais pour quel gain, sinon la perte de tous ?
La scène politique réduite à un parti dominant et sans rival
La scène politique, caractérisée il y a cinq ans par sa bipolarité, est aujourd’hui réduite à un parti dominant et sans rival, préjugeant des élections sans rien pour enjeu. Car il y a, d’un côté, Rached Ghannouchi, encore et toujours, occupant le plus large espace grâce à des centaines de milliers d’irréductibles, mais surtout à la faveur d’une reconversion habile destinée à le montrer prêt à tout pour sauver la démocratie. Un engagement qui en est venu à être corroboré par un opportun soutien à Youssef Chahed et de multiples déclarations consolantes et apaisantes quant à l’attachement d’Ennahdha à la liberté et son ouverture démocratique parfaitement compatible avec les valeurs islamistes traditionnelles.
De l’autre côté, des partis en déroute, ou qui aspirent à une coalition de façade pour prendre forme en cachant provisoirement les rivalités, les animosités ou les luttes intestines qui préoccupent davantage les appareils que l’avenir du pays. On trouve aussi parmi eux de nouveaux arrivants qui ont l’effronterie de créer leur propre mouvement, de se poser en futur leaders tout en affichant un bilan désastreux. Ceux-là même qui escomptent conserver leur fonction en dénaturant totalement le principe même de la compétition électorale. Quel est le candidat qui oserait, devant la réalité des chiffres, placer son projet de société sous le signe de la prospérité pour tous?
Mais l’exposé politique qui accompagne et alimente les discours ne constitue pas le centre des préoccupations qui mobilisent actuellement l’intérêt des Tunisiens. Car en l’absence d’un projet de société, dans la mesure où l’administration politique se réduit à parer au plus pressé, ils n’ont pas d’autre choix, en dépit des sombres perspectives, que celui de proclamer sans illusion la lutte contre le chômage, l’exclusion, l’inflation, la corruption et autres mensonges.
Devant la volonté clairement affirmée du suffrage universel, se dresseront encore une fois les puissances d’argent. Des billets plutôt que des idées. En dépit des affligeants cas vécus, des plus humiliants pour la démocratie et des plus désespérants pour les électeurs, de nouveaux hommes/femmes d’affaires, égarés sur le terrain politique, ou hommes/femmes politiques, traînant le poids d’une fortune trop voyante et occulte, font ou refont surface. C’est alors qu’en démocrates reconvertis, ils dépenseront des sommes conséquentes pour convaincre les électeurs de voter pour eux. Et plus ils sont inaudibles, plus ils perdent de crédibilité, plus il convient de décourager le plus grand nombre possible d’électeurs afin d’assurer leur élection par le seul vote des rares bénéficiaires de cette société de plus en plus inégalitaire et injuste.
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