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La Tunisie en campagne présidentielle ou la République aux enchères

Un fatras de candidats…

Vingt six candidats en lice à la présidentielle anticipée du 15 septembre 2019, un de moins qu’en 2014; qui l’emportera ? C’est une question, et cette question est notre honte.

Par Yassine Essid

À la vue d’ignorances irritantes, de calculs odieux, de tant d’égoïsme, d’un si profond désintérêt pour l’état moribond du pays, nous sommes devenus la fable du «printemps arabe» et le scandale de la démocratie. Chaque candidat cherche à clamer ses bonnes intentions, rassurer la population et la soustraire à l’influence de l’adversaire par des mensonges organisés qu’on appelle une campagne électorale.

Lorsque l’absurdité marche le front levé, il ne faut pas qu’elle passe sans qu’on la nomme. D’où leur vient donc ce mépris pour une fonction suprême ? On ne peut même plus classer les candidats en sérieux, de second ordre, ou d’insignifiants car tous se valent, tous ne s’imaginent pas ne pas réussir.

Le résumé des programmes politiques est le même dans toutes les bouches : un avenir radieux que nous construirons en commun pour que tous les Tunisiens puissent jouir de la démocratie, de la liberté, de la justice et de la prospérité.

Une société où tout le monde est accessible à la corruption

Tristes discours nourris par le dédain dissimulé pour le public, l’arrogance de l’ignorance, la prétention démesurée de ceux qui parlent sans ne s’émouvoir de rien, aucun scrupule à ralentir, aucune indignation envers les moqueries et les quolibets.

Aujourd’hui, ceux qui veulent devenir présidents de la République se prétendent simples candidats, confondus avec la foule mais indifférents au personnel politique tombé en discrédit aux yeux d’une opinion publique à la méfiance nourrie par cinq années d’incompétence, de scandales récurrents, de corruption tenace, d’implication de personnages politiques par la justice; des gens riches qui ne désirent que du pouvoir et des gens pauvres qui ont leur fortune à faire.

Il s’ensuit que dans les sociétés sous-développées, mais néanmoins qualifiées de démocratiques, tout le monde est accessible à la corruption, petite et grande, plébéienne ou élitiste : courses de prébendes chez les uns, ramassis de miettes des riches chez les autres, financement des organisations partisanes, clientélisme et appui électoral grassement rémunérés. Mais on sait : les puissants ne réfléchissent pas car ils ont de l’argent pour acheter à qui bon leur semblent. Et leurs pensées achetées leur font penser qu’ils ont raison contre tous, apportent la mystification et les abus, imposent la misère et la bêtise en guise de politique. Le langage est crû, mais il faut des mots gros comme les choses.

Un vaste fatras de candidats aux phrases creuses

En général, l’entrée en politique dépend de la capacité de certains individus à maîtriser un certain nombre de compétences requises pour occuper des positions de pouvoir. C’est encore plus évident lorsqu’il s’agit de briguer la magistrature suprême. Or qu’avons-nous ? Un univers politique réduit à un vaste fatras de candidats, chacun s’avançant à tâtons dans des stratégies de conquêtes par les vœux pieux enrobés dans des phrases creuses.

Dans ce jeu de hasard, les promesses, qui aussitôt prononcées s’effondrent comme un jeu de cartes, fusent de toutes parts à chaque rassemblement : tel candidat s’engage à mettre fin aux négociations avec l’Union Européenne, telle autre promet de faire du développement et de la sécurité ses priorités en rappelant au passage qu’elle doit sa qualité de politicienne chevronnée, rompue aux dossiers sensibles, à sa longue promiscuité avec la classe politique !

Pour ne citer que les favoris, les interventions de Youssef Chahed consistent simplement à énumérer sur ses doigts la longue liste des promesses qu’il n’a pas tenues, des décisions restées sans suite et des projets qui n’ont jamais abouti.

Quant à Abdelfattah Mourou, il compte bien protéger les ressources naturelles, la famille, tout en donnant un nouvel élan à la coopération avec l’Afrique.

Abdelkarim Zbidi, qui n’est plus à une bourde près, rappelle doctement que l’autorité de l’Etat émanera de celle du citoyen. Allez comprendre ! Qui sert s’use. Le secret de ne pas s’user est de ne pas servir. M. Zbidi ne risque pas de s’user. Ministre depuis la nuit des temps, il ne paraît pas, ne parle pas, ne décide jamais. Un si habile homme mérite qu’on lui confie notre sort !

D’autres aspirants, moins côtés, illustrent par leur carrière passée le rôle prépondérant de l’expérience politique et du sens de l’Etat. Un autre groupe revendique une réputation uniquement basée sur la notion de compétence directement tirée du vocabulaire managérial, plus que jamais en phase avec les problèmes structurels du pays. Enfin, une toute petite pointure, Saïd Aïdi en l’occurrence, assure les Tunisiens qu’il mettra toute son énergie pour servir le pays. Encore heureux !

À l’assaut d’un pays qui croule sous les dettes

Ainsi, tous enchaînent discours, mots d’ordre et borborygmes sur un rythme endiablé, mais feignent d’ignorer que le pouvoir n’est pas simplement une glorieuse servitude, mais le prix de la capacité de diriger un pays et se dévouer corps et âme pour ses habitants. Qu’il s’agit plus prosaïquement d’assurer les débuts de mois difficiles, payer les fonctionnaires et faire marcher les services publics avec les seules ressources d’un pays qui croule sous les dettes avec de faibles perspectives de croissance, mais dont les dirigeant n’ont pas le courage de mettre en œuvre des réformes longtemps prescrites par crainte d’une explosion sociale.

Or dans ces jours de liesse démocratique dans un pays où la chronique judiciaire imprègne profondément la campagne électorale, la situation générale de la société, avec ses hontes, ses violences, ses incivilités, ses éléments de discorde, sa décrépitude, les lézardes qui s’ouvrent, les ruines qui s’accumulent n’ont pas de signification précise encore moins de l’intérêt pour les candidats qui n’arrêtent pas d’affirmer haut et fort qu’ils sont les meilleurs, les plus sincères, les plus fiables et retournent à la vieille habitude de se présenter pour ce qu’ils ne sont pas.

Un mensonge de plus ou de moins et des promesses qui n’engagent à rien n’ont jamais empêché le processus électoral d’aboutir aux choix final d’un président. Mais au lendemain du scrutin ils feindront tous de s’étonner du niveau inquiétant de désintérêt d’un nombre considérable de citoyens.

Au lendemain même du scrutin de 2014, la vie politique ne cessa d’être marquée par une collusion entre l’argent et la politique, et jamais dans l’histoire des démocraties une classe politique n’a été autant humiliée. Le fonctionnement de nos institutions est gangrené par une corruption d’une telle ampleur que son éradication exigerait une refonte totale de la législation.

On se rappellera longtemps l’actuelle campagne électorale : un candidat en tête des sondages incarcéré au moment opportun par un prince puissant qui n’a pas cessé d’écarter tout ce qui peut lui faire ombrage, un autre, en conflit avec la justice de son pays est en fuite mais s’offre sur une chaîne de télévision privée plus de trois heures d’autopromotion pour régler ses comptes avec ses ennemis. Bravo la Haute autorité indépendante de la communication audio-visuelle (Haica) !

Honnêtement, pensez-vous vraiment que les gens adhèrent encore aux slogans, croient encore aux galéjades politiques ? Pensez-vous vraiment qu’ils estiment que tel ou tel vont résoudre tous les problèmes du pays alors qu’ils n’ont fait que vivre la cruelle déception des élections démocratiques de 2014 ? Bon nombre d’entre eux gardent au contraire le sentiment d’avoir été floués, de s’être déplacés pour rien en allant voter. La majorité des gens manifestent aujourd’hui de la méfiance à l’égard de la plupart des principales institutions et organisations qui fondent l’État moderne, et un écart inquiétant ne cesse de se creuser entre l’optimisme des leaders et le scepticisme des masses.

Candidats et partisans parcourent villes et campagnes, prétendent que l’Etat est suffisamment riche pour assurer la prospérité de tous et rembourser les dettes de la nation. Il se trouvera toujours des hommes impudents pour débiter ces promesses, et d’autres assez niais, ou bien payés, pour y croire.

En fait nous sommes dans des enchères publiques à la dimension d’un pays : la Tunisie est à vendre ! De toutes les figures électorales c’est l’image présidentielle qui assume au mieux la fonction révérencielle que la télé nous convie chaque soir à célébrer. Pendant des heures, des candidats à l’élection présidentielle se succèdent à la télévision, enchaînant des mots, des postures, des attitudes, et peu d’idées. Dire moins et en montrer plus, montrer au lieu de démontrer. Sur eux pèse la responsabilité de mesurer l’effet que pourraient avoir sur les pauvres gens des prévisions trop optimistes aussitôt démenties dans les faits. La démocratie parfaite n’est alors que l’utopie d’une transparence entre le savoir d’État et les certitudes populaires.

«La Tunisie plus forte» … que quoi et en quoi ?

Sur l’un des panneaux suspendus, destiné surtout à tromper la vigilance des conducteurs automobiles, se détache le portrait de Youssef Chahed, un candidat à la tête d’un parti qui n’est que le fait du prince. La métamorphose identitaire traduit ici la transsubstantiation d’un chef de gouvernement en candidat. Un changement de statut par lequel la photographie déstabilise une identité pour une autre; Chahed s’affecte en candidat après avoir été Premier ministre et passe subitement du faire agir pour le faire croire.

Son actuel embonpoint du cou, nourri par l’anxiété, révèle qu’il ne fait pas son âge sur une photo qui date certainement de quelques années. Un visage immaculé, à peu près inexpressif, parfaitement rasé, des cheveux plaqués séparés d’une raie bien droite, et le regard serein d’un démarcheur qui veut convaincre un ménage de parents au chômage de souscrire à un contrat d’assurance-vie. Il donne tout l’air d’un enfant de bonne famille qui a profité d’une bonne éducation. Expert en agronomie, il a été presque happé par le besoin de servir autrement le pays, d’où une entrée fulgurante dans la carrière politique. Ministre, puis chef de Gouvernement, il aurait bien aimé qu’on le croît proche du peuple, voudrait bien paraître convaincant et d’une irréprochable honnêteté. Sauf qu’une estime de soi élevée l’avait rendu instable et fragile, suscitant chez lui une tendance exagérée à se défendre, à être agressif et sans merci envers tous ceux qui se mettent en travers de son chemin.

Le réquisitoire de Slim Riahi, si tant est que l’on soit en mesure d’y discerner les vérités des mensonges, est assez accablant sur la capacité de nuire de M. Chahed qui est entré dans une démarche de sacralisation de sa personnalité et dans une spirale d’abus de pouvoir qui risquent de compromettre à jamais son avenir politique.

Sous la photo, un slogan : «La Tunisie plus forte». Un appel vide de sens car il peut être mis en œuvre dans n’importe quel genre d’activité. Un concierge «plus qu’un» concierge, un comptable «plus qu’un» comptable, une machine à laver «plus qu’une» machine à laver. De toute façon, tout le monde est «plus que» et personne ne veut être «moins que».

Employé à l’endroit de la Tunisie, ce comparatif de supériorité aurait eu du sens si le pays était déjà opulent, prospère voire puissant. Or il s’agit surtout de redresser une Tunisie en mauvaise santé, incapable de résister au désastre d’une crise qui épargnerait sans doute les riches mais laissera la majeure partie de la population dans l’abandon, contrainte de survivre dans une précarité accrue, une incertitude permanente, sans perspective digne ce nom, en proie au désespoir et à la dépression. C’est pourtant le bilan de celui-là même qui a présidé aux destinées du pays trois années durant et qui se permet de solliciter nos voix. Le culot peut rapporter gros.

La méfiance à l’égard des politiciens, ces habiles enrôleurs qui nous enivrent avec leurs empilement de promesses et nous tiennent la main pour nous faire signer notre servitude, aujourd’hui candidats que personne ne prend au sérieux, demain députés, ministres et présidents dérisoires, apparaît en France au début de la Troisième République, dans l’appel adressé aux électeurs parisiens par le Comité central de la Garde nationale lors des élections 1871. Plus que jamais d’actualité, valable partout et toujours, il mérite d’être distribué par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) à tous les électeurs, affiché à l’entrée des bureaux de vote en guise d’avertissement.

«Commune de Paris 1871 Appel aux électeurs parisiens

Citoyens, ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant votre vie, souffrant des mêmes maux.

Défiez vous autant des ambitieux, que des parvenus; les uns comme les autres ne consultent que leur propre intérêt et finissent toujours par se considérer comme indispensables.

Défiez vous également des parleurs incapables de passer à l’action; ils sacrifieront tout à un beau discours, à un effet oratoire ou à un mot spirituel.

Évitez également ceux que la fortune a trop favorisé, car trop rarement celui qui possède la fortune est disposé a regarder le travailleurs comme un frère.

Enfin, cherchez les hommes aux convictions sincères, des hommes du peuple, résolus, actifs, ayant un sens droit et une honnêteté reconnue. Portez vos préférences sur ceux que ne brigueront pas vos suffrages; le véritable mérite est modeste, et c’est aux décideurs de choisir leurs hommes, et non à ceux-ci de se présenter.

Citoyens, nous sommes convaincus que si vous tenez compte de ces observations, vous aurez enfin inauguré la véritable représentation populaire, vos aurez trouvé des mandataires qui ne se considéreront jamais comme vos maîtres.»

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