Une lame de fond a balayé le paysage politique tunisien. La quinzaine de président de la république, président du parlement, premiers ministres et ministres, candidats au premier tour de la présidentielle, ont tous essuyé un échec cuisant. Au second tour, l’électeur tunisien aura à choisir entre Kaïs Saïed et Nabil Karoui…
Par Marwan Chahla
Une certaine Tunisie insoumise a donc décidé de régler ses comptes au «système», de clore définitivement un chapitre de la révolution du 14 janvier 2011 et d’en entamer un nouveau sur les bases de ce que définira l’un ou l’autre des acteurs clés de ce mouvement «dégagiste».
Remonter le temps de la Révolution
Pour emprunter aux formules caricaturales les plus usitées, nous dirons que le second tour de la présidentielle anticipée de 2019 se jouera entre «Robocop» et «le Berlusconi tunisien.» Et pour se dégager de ces simplifications réductrices, nous dirons que Kaïs Saïed, universitaire récemment à la retraite qui est devenu, au lendemain de la Révolution, analyste incontournable du débat constitutionnel, se présente en tant que candidat «antisystème» indépendant déterminé à remonter le temps de la Révolution et à établir les valeurs de «justice sociale, liberté et dignité» qui ont poussé à la fuite Zine El-Abidine Ben Ali, dont la mort a été officiellement annoncé avant-hier, en Arabie saoudite.
Son adversaire, Nabil Karoui, magnat de la publicité et de l’audiovisuel, a percé sous l’ancien régime, fait fortune avant et après la Révolution, franchi facilement la passerelle reliant les mondes médiatique et politique, réussi à se faire accepter comme faiseur de rois, tenté de s’imposer et, à la suite d’un accident de la vie – la mort de son fils –, il a décidé de se consacrer à l’action caritative qui allait lui servir de tremplin pour une entrée en force dans les présidentielle et législatives de 2019.
Nous laissons de côté les démêlées du patron de Nessma TV avec la justice, car c’est aux tribunaux tunisiens que revient la décision de déterminer si oui ou non le président de Qalb Tounes (Cœur de la Tunisie) est coupable d’évasion fiscale, de corruption et de blanchiment d’argent. L’homme est incarcéré à la prison de Mornaguia depuis le 23 août 2019. C’est de sa cellule que Nabil Karoui a fait le plus clair de sa campagne électorale. Et c’est de là, également, qu’il va vraisemblablement faire sa campagne pour le second tour…
Etrange situation: un candidat à la magistrature suprême, qui a bénéficié de 15,58% des votes exprimés au premier tour –plus de 525.000 voix ! –, pourrait passer de la prison au palais de Carthage…
Droit, certes, mais de droite, certainement
Son rival, Kaïs Saïed, malgré la discrétion extrême de sa campagne électorale, dispose d’une avance assez confortable: les 18,4% des votes exprimés en sa faveur au premier tour – plus de 620.000 voix. Et, étant donné les réactions quasi-instantanées qui ont suivi l’annonce officielle des résultats du premier tour, l’avance de 95.000 voix dont bénéficie le candidat indépendant peut se transformer en une véritable avalanche au second tour.
En effet, l’on ne compte plus le nombre de soutiens qui se sont portés sur la candidature de Kaïs Saïed. À mots couverts, à demi-mots ou à mots entiers, les appuis qui lui sont accordés ne se comptent plus. Désormais, tout le monde ou presque se reconnaît en lui, tout le monde plébiscite ce rectificateur de trajectoire, ce sauveur de la Révolution.
Pourtant, si l’on tient compte de certaines de ses positions ayant trait à sa vision sociétale, la candidature de Kaïs Saïed devrait être considérée avec beaucoup de précaution. Que l’on ne s’y trompe pas: il a clairement revendiqué son opposition à l’égalité successorale, à la dépénalisation de l’homosexualité et l’abolition de la peine de mort.
Que Hizb Ettahrir refuse de le cautionner, que la députée Bochra Belhaj Hmida, présidente de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), vienne nous dire qu’elle regrette d’avoir porté un jugement hâtif en le qualifiant de salafiste, ou que Yadh Ben Achour, l’ancien président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (Hiror), loue «son immense qualité d’homme foncièrement honnête», et autres soutiens de partis, n’y change rien. Kaïs Saïed n’est pas progressiste et n’est même pas du centre. Il est de droite, il est conservateur. Qu’il soit droit et intègre, qu’il connaisse sur le bout des doigts la constitution et qu’il soit capable d’en décortiquer les articles, les paragraphes et les différents alinéas, ne fait pas de lui un moderniste.
Qu’il ait été un enseignant du supérieur compétent, sympathique, proche de ses étudiants et attentif à leurs préoccupations ne suffira pas à faire de lui un bon locataire du palais de Carthage…
Pour toutes ces raisons – et peut-être aussi pour d’autres choses encore –, je ne voterai pas pour Kaïs Saïed, NON PLUS.
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