Depuis les élections de l’automne dernier, nous n’avons pas avancé. Pire, la situation s’aggrave. L’interview télévisée du président de la République Kaïs Saïed d’hier soir, jeudi 30 janvier 2020, et les réactions des uns et des autres qui l’ont suivie en témoignent. Le fossé entre les deux Tunisie ne cesse de se creuser.
Par Chedly Mamoghli
Le rappel des faits s’impose par souci de cohérence et pour rafraîchir la mémoire de poisson rouge de bon nombre d’entre nous. Après le jeu de massacre du premier tour des élections présidentielles, le second tour constitua une bataille homérique entre deux Tunisie.
D’une part la Tunisie minoritaire, privilégiée et nombriliste de la petite bourgeoisie arrogante, hautaine, méprisante, toujours prompte à donner des leçons et qui souffre d’un déficit chronique en matière de valeurs et de principes. Cette Tunisie fait beaucoup de bruit et sa caisse de résonance médiatique et sur les réseaux sociaux est telle qu’elle a fini par croire qu’elle était majoritaire et qu’elle tenait le gouvernail.
D’autre part, la Tunisie majoritaire des quartiers populaires et de l’intérieur du pays, soutenue efficacement par une jeunesse éduquée mais désabusée et qui a vu, amèrement, son avenir compromis et sacrifié par une décennie entière de morosité économique dont la partitocratie, en place depuis 2011, est responsable. Cette partitocratie corrompue et clientéliste dont les protagonistes se recyclent périodiquement dans le magma de partis et de sous-partis de la place mais qui restent toujours les tenants du système ne sont là que pour se servir et servir les intérêts des réseaux d’influence et des groupes d’intérêts auxquels ils sont inféodés et jamais servir l’intérêt général.
Une double réponse électorale, un double camouflet
Le résultat fut une double réponse électorale, d’abord la forte abstention lors des législatives et des voix plus éparpillés que jamais donnant lieu à une Assemblée balkanisée qui tarde à former une majorité cohérente ou même incohérente et qui par ricochet ne peut pas accoucher d’un gouvernement. Quant à la seconde réponse, ce fut l’élection – ou plutôt le plébiscite, puisque c’en fut un – de Kaïs Saïed à la tête de l’Etat qui rappela à nos bobos nombrilistes leur poids réel.
La haine de la petite bourgeoisie à l’égard de Kaïs Saïed déversée sur lui dès le soir de sa qualification au second tour n’a fait que s’intensifier au lendemain de son élection. La Tunisie minoritaire n’a pas accepté le choix qui lui fut imposé par la Tunisie majoritaire via les mécanismes démocratiques. La salve de haine après l’interview d’hier soir est venue le confirmer. Certes, les premiers pas de Kaïs Saïed ne sont pas aussi réjouissants. Loin s’en faut! Mais les réactions des bobos par leur caractère excessif et haineux ne relèvent pas de la critique mais du rejet pur et simple de l’homme, de tout ce qu’il représente et de cette Tunisie qui l’a porté au pouvoir.
Et à ce rejet de la Tunisie des bobos est venu se greffer le rejet de la majorité des partis politiques à son endroit. Pas plus tard que ces jours-ci, nous voyons comment Rached Ghannouchi a voulu imposer Qalb Tounes à Elyès Fakhfakh, personnalité chargée de former le gouvernement par le président de la République. Déjà ce président qui ne vient d’aucun parti politique les gêne qu’il ne soit pas issu de leur monde, ensuite le fait d’avoir récolté presque trois millions de voix, soit plus qu’eux tous réunis dans l’Assemblée et, en cerise sur le gâteau, il risque de devenir le maître du jeu en imposant un gouvernement avec l’ossature et l’esprit qu’il souhaite! S’en est trop pour eux! Déjà la Tunisie minoritaire (mais qui fait beaucoup de bruit) est contre lui et en plus il doit croiser le fer avec les deux partis dominants qui ne veulent pas et qui ne supportent pas l’idée qu’il devienne le maître des horloges.
Donc la résistance et la réticence à l’endroit de ce nouveau président sont vives, acerbes et leur poids se mesure par la machine de guerre déployée contre lui qui se constitue par un grand nombre de médias conventionnels, une partie de la presse électronique instrumentalisée et les mercenaires qui œuvrent sur les réseaux sociaux pour maintenir en vie le système rejeté massivement lors du second tour de l’élection présidentielle.
Saïed doit réconcilier la Tunisie qui l’a plébiscité et celle qui le rejette
Quant à Kaïs Saïed, il a certes des qualités comme l’intégrité et la probité devenues des denrées rares chez nous mais il aussi des défauts pénalisants comme sa rigidité et son manque de souplesse qui ne rendent pas aisé le soutien à son endroit.
Par exemple, en refusant de s’ouvrir d’autres mondes que le sien, il se trompe. Son désistement à se rendre aux Journées de l’entreprise organisées par l’IACE puis à se rendre au Forum économique mondial à Davos le confine dans son monde et fait que le fossé entre les deux Tunisie se creuse encore et encore. C’est très bien d’être imbriqué dans la Tunisie profonde, d’être proche des gens et d’être connecté constamment à la réalité. Ailleurs, on reproche à des chefs d’Etat d’être déconnectés de la réalité et d’être hors-sol. Par conséquent, c’est un bonus en sa faveur. Toutefois il faut s’ouvrir sur les autres sphères, les autres milieux et les autres mondes.
Autre exemple, la torpeur diplomatique. Notre président la récuse et explique qu’il est resté en Tunisie parce que d’abord et dans un premier temps l’Algérie n’avait pas encore élu son président et ensuite parce que le gouvernement ne s’est pas encore constitué à Tunis. Ce sont de faux prétextes, le dynamisme diplomatique doit être toujours de mise sinon nous devenons isolés et marginalisés. Imagions alors si Elyès Fakhfakh ne parvenait pas à décrocher la confiance à l’Assemblée, la torpeur diplomatique s’allongera jusqu’après les élections anticipées? Les déplacements étrangers du président resteront limitées jusqu’après l’été?
Dernier exemple, à chaque fois qu’il fut critiqué hier soir, il réfutait la critique, trouvait une justification et se délivrait des satisfecit. Non, il y a bel et bien des défauts, des ratages, des lacunes, il faut les reconnaître et les corriger. Persister dans l’autosatisfaction relève de la rigidité et le rendement présidentiel ne s’améliorera pas à la grande joie de ses ennemis qui veulent l’abattre et sauver leur système.
Le président de la République doit se ressaisir, corriger ce qui ne va pas, s’ouvrir sur d’autres mondes et évoluer sinon son quinquennat sera compromis, ses détracteurs se renforceront et le fossé entre les deux Tunisie ne cessera de se creuser. L’ouverture sur les autres mondes, sur les autres milieux et sur les autres profils que ceux qu’il a toujours fréquentés est nécessaire pour créer la complémentarité entre la Tunisie qu’il représente et celle qu’il ne représente pas et in fine commencer à recoller les morceaux entre les deux.
* Juriste.
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