Après trois mois de confinement anti-virus, le «hirak» algérien a des fourmis dans les jambes. Il voudrait reprendre ses marches bihebdomadaires pour réclamer le changement du «système», mais la donne politique a changé et le cœur n’y est plus pour un grand nombre.
Par Hassen Zenati
Ira, n’ira pas. C’est le temps de l’hésitation et des atermoiements pour le «hirak» algérien contraint à une pause forcée par la pandémie du coronavirus. Il semble peiner à trouver un second souffle pour reprendre ses marches hebdomadaires réclamant le «changement de système».
Vendredi dernier, de timides tentatives pour relancer la protestation en Kabylie et à Annaba, ont tourné court. Quelques centaines de manifestants ont tenté de prendre la rue, mais ils ont été chassés sans ménagement par les forces de l’ordre, qui en ont profité pour interpeller plusieurs têtes d’affiches. La police avait reçu des consignes strictes du Premier ministre Abdelaziz Djerad pour empêcher tout rassemblement pouvant se traduire par une rupture du dispositif sanitaire anti-virus.
Les «têtes brûlées» qui veulent en découdre, estiment que les autorités jouent de la peur de la pandémie pour étouffer le «hirak» et appellent les manifestants à défier le virus. Il leur suffit juste de porter un masque, selon eux. Mais les meneurs présumés du mouvement restent infiniment plus prudents. Ils craignent à la fois d’être rendus responsables de la propagation du virus et l’élargissement des lézardes apparues au sein du mouvement à la faveur de la pause.
Le mouvement se lézarde
Le Rassemblement Action Jeunesse (RAJ), un des principaux moteurs de la contestation, dont le président Abdelwahab Fersaoui, est en détention, «considère que les conditions pour la reprise des grandes manifestations citoyennes ne sont pas réunies, à cause à la fois du risque permanent de propagation de la pandémie et de la divergence des points de vus au sein de la société sur la reprise ou non dans l’immédiat des manifestations». Il appelle à «approfondir la réflexion et à œuvrer à une large mobilisation pour la reprise de la dynamique populaire une fois que les conditions sanitaires seront réunies».
L’avocat Mostefa Bouchachi, figure emblématique du «hirak», qui a été pratiquement de toutes les sorties depuis le déclenchement du mouvement le 22 février 2019, met en avant lui aussi les conditions sanitaires, qui ne sont pas encore favorables pour arpenter les rues, souligne-t-il, ainsi que les risques de division au sein du mouvement. «Notre révolution bénie a toujours été marquée par la conscience du peuple et de son unité. Je pense qu’il serait sage de reporter le retour du Hirak jusqu’à ce que les conditions sanitaires soient favorables. Se précipiter pour fixer la date du retour des marches pourrait diviser nos rangs et nuire à notre mouvement pacifiste. La Révolution du 22 février est notre patrimoine commun, il est de notre devoir de le préserver», a-t-il écrit sur sa page Facebook, prenant ainsi le contre-pied des appels à la reprise des marches. À l’intention de ceux qui craignent l’étouffement du «hirak» par inaction, il souligne que «le hirak est une idée et l’idée ne meurt pas».
Le Pacte de l’Alternative Démocratique (PAD), cartel de partis d’opposition, d’ONG et de personnalités indépendantes hostiles au régime, a appelé ses partisans «à demeurer vigilants pour s’engager avec force dans la reprise effective des manifestations politiques dés que les conditions sanitaires de l’endiguement de la Covid-19 le permettent». Même son de cloche du côté du sociologue Nasser Djabi, engagé depuis ses débuts dans le «hirak». Sur sa page Facebook, il prévient que «chaque appel aux marches dans cette situation sanitaire dangereuse ne garantit pas la préservation de la popularité et de la crédibilité du Hirak, sa paix et son patriotisme».
Les fractures apparues ne cessent de s’élargir
«C’est de la pure folie d’appeler aujourd’hui les Algériens à descendre dans la rue, en pleine période de confinement sanitaire. C’est de nature à favoriser une propagation à grande échelle de la pandémie, au moment où le pays est pleinement mobilisé pour lutter contre elle», souligne pour sa part le Pr Bekkat Berkani, membre du Comité scientifique de prévention du Covid-19. «Ceux qui appellent à la reprise de marches, sont des criminels, ils cherchent à placer leur petit jeu politicien malsain au dessus des priorités sanitaires du pays et de la santé du citoyen en particulier».
La situation sanitaire n’est pas le seul motif de divergences au sein du mouvement. Les fractures apparues assez tôt n’ont cessé de s’élargir entre ses deux pôles réunis dans une alliance éphémère, contre-nature, selon certains, d’opposition à la prolongation de la présidence de Abdelaziz Bouteflika par un cinquième mandat. Les divergences sont apparues dès que ce dernier a annoncé sa démission forcée.
Schématiquement, le pôle islamiste exige que l’on pousse la contestation le plus loin possible sur la voie de la proclamation d’un état islamique, tandis que le pôle séculaire et laïc appelle à la modernisation de la société et de l’état en adoptant les «valeurs universelles» des droits humains. Dans chaque pôle cohabitent plusieurs tendances gravitant autour d’un dénominateur commun, chacune avec ses nuances.
Dans un état des lieux alarmant, le Dr Abderrahmane Cherfouh, militant «hirakiste» de la première heure, se demande sur le site d’opposition Algérie Patriotique, si le Covid-19 n’a pas «sonné le glas du hirak» et se désole que ce dernier «donne l’impression d’une maison en ruine, incapable de se relever». «Vu la crise provoquée par la pandémie, il n’est un secret pour personne que le Hirak traverse une période difficile et que la situation est grave», ajoute-t-il. Dans son diagnostic, il parle de «division profonde au sein d’un même peuple qu’on ne peut plus cacher. Division poussée à l’extrême, avec l’apparition de deux entités différentes. L’une se voulant moderniste, tournée vers l’avenir, vers l’occidentalisme, revendiquant les attributs y afférents : laïcité, liberté de religion, liberté de penser, islam modéré, ouverture sur les langues étrangères ; l’autre, profondément conservatrice, faussement attachée à ses racines, agrippée au panarabisme : langue unique, culture unique, pensée unique, comportement unique, religiosité exagérée. Cette classification et ce clivage entre des Algériens que tout oppose font, bien entendu, l’affaire du pouvoir et risquent de miner l’unité du Hirak et lui porter préjudice.» Une brève passe d’arme a apposés les deux pôles dans la presse autour de la déclaration d’un membre du Comité d’experts chargé de proposer des amendements à la Constitution en vigueur, opposant «citoyens et croyants», perçue par les islamistes comme une tentative d’effacer l’islam et la langue arabe des «constantes intangibles» de la Loi Fondamentale. Confiant dans la reprise de la protestation, le Dr Cherfouh estime cependant que le «hirak est capable de gagner le match».
Un manque de cohésion sur le terrain
Ces constats confortent la thèse du pouvoir, reprise par les média qui lui sont proches, selon laquelle le «hirak» a été «infiltré» par des «aventuriers, confondant politique et anarchie» et des «takfiristes», avec «comme objectif de le saborder et de le détourner de sa vocation qui consiste en un changement pacifique dans le cadre de la consolidation de l’Etat et de ses institutions», comme l’écrit le quotidien ‘‘L’Expression’’.
En plus d’oppositions idéologiques irréconciliables, le «hirak» souffre d’un manque de cohésion sur le terrain, et d’une absence de meneurs reconnus, hormis quelques têtes d’affiche, qui refusent de se laisser qualifier de «porte-paroles» de crainte qu’ils ne soient aussitôt dénoncés. Parmi ses soutiens universitaires, certains estiment que l’heure de la structuration n’a pas encore sonné pour un mouvement qui se veut d’abord «spontané», improvisant ses actions au fil des jours pour dérouter ses adversaires.
D’autres appellent en vain le «hirak» à s’organiser aux plans local et national pour tirer profit du rapport de force établi depuis quinze mois sur le terrain en sa faveur, et peser sur les prochains scrutins. Ils estiment que sans structures, le «hirak» est appelé à s’effilocher et que ce qu’il considérait comme son point fort, risque de devenir son point faible.
Dans une étude fouillée sur l’encadrement du «hirak», intitulée : «Qui sont ces ténors autoproclamés du Hirak algérien?», un professeur d’université algérien résidant à Montréal (Canada), Ahmed Bensaada a jeté un pavé dans la mare en affirmant que les chefs apparents ou occultes du mouvement se connaissent, sont tous apparentés à des organismes américains d’exportation de la démocratie et «ont en commun leur accointance avec la nébuleuse islamiste, survivance du FIS interdit». Sans ignorer les «problèmes profonds dans lesquels le ‘‘hirak’’ a pris racine», dont le manque de démocratie, la corruption, la hogra (mépris), le favoritisme, Ahmed Bensaada considère ces meneurs comme une «caste» financée par les organismes américains, au service d’une stratégie «de réseautage d’activistes spécialement conçue pour donner le tempo requis aux révoltes non violentes, non seulement dans l’espace réel, mais aussi dans le cyber-space».
La trêve imposée par la pandémie a été mise à profit par le pouvoir pour tenter d’apaiser la scène politique en ébullition et avancer dans ses projets de construction d’une «Algérie Nouvelle» autour d’une Constitution moins présidentialiste, d’une économie plus ouverte sur l’extérieur et moins dépendante des hydrocarbures, en poursuivant la lutte contre la corruption, qui bat son plein. Plusieurs procès sont en cours, impliquant deux anciens Premiers ministres, plusieurs ministres et cadres dirigeants de l’Etat et des secteurs public et privé sont en cours. Les peines requises s’échelonnent entre trois et quinze ans de réclusion. Les comptes-rendus de presse de ces procès sont au centre des discussions. Mais l’opération «main propres» menée tambour battant, est considérée comme une «diversion» par certains ténors du mouvement de contestation, qui continuent à fustiger la stratégie du pouvoir de «recycler le système» sur les décombres du «hirak». Pour les tenants du pouvoir, le «hirak» s’est mis de lui même dans une impasse en rejetant tout dialogue avec les autorités.
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