Depuis des mois, la parole libre est hypothéquée, prisonnière des querelles que les vieilles chapelles, en l’occurrence, Ennahdha et le Parti destourien libre (PDL), fortes du soutien de leurs fidèles, cherchent à alimenter pour amuser la galerie, occuper l’espace médiatique et mobiliser leurs adeptes.
Par Salah El-Gharbi
En effet, aujourd’hui, critiquer Ennahdha, parler de ses pitoyables louvoiements et de ses manœuvres mesquines qui menacent la stabilité politique du pays vous exposerait à la malédiction de ces esprits enturbannés capables de déverser sur vous le pire des invectives, tout en vous accusant être un «spahi» à la solde de «hizb frança», des «azlams» ou des Emirats arabes unis !
De même, oser s’attaquer à la chapelle d’en face où, Abir Moussi, la nouvelle prêtresse dite «destourienne», officie depuis deux ans, est devenu une gageure. Osez dénoncer celle qui tient sa seule légitimité politique du fait qu’elle ne porte pas dans son cœur les «Khwanjias» (Frères musulmans), et vous voilà proie à l’acharnement d’une foule d’adorateurs surexcités qui n’hésiteront à vous intimider, à vous insulter tout en vous taxant de «vendu aux Frères». Pour parer à de tels actes malveillants, vous n’avez qu’à répéter avec la masse que «Ennahdha-Ikhwan» serait «le mal absolu», que le nouveau «Messie», qu’incarne la gardienne du temple destourien, serait venu sauver le peuple de la damnation, et qu’il suffisait d’adhérer à la foi nouvelle pour que votre futur soit meilleur.
Tentation hégémonique, esprit grégaire et culte du chef
Ainsi, balloté entre ces deux vieilles chapelles, la majorité silencieuse est réduite à l’attentisme. Elle se devait de subir stoïquement les manigances cyniques des Nahdhaouis et les gesticulations ridicules savamment feuilletonnées par Abir Moussi, et ce dans le but avoué de déstabiliser «l’ennemi» et bloquer le «système».
En fait, si ces deux forces fanatisées qui se détestent cordialement, agissent de la sorte, c’est qu’elles sont mal à l’aise avec la transition démocratique que le pays vit depuis 2011. Ni l’une ni l’autre ne sont parvenues à s’adapter au nouveau climat politique dont les valeurs de droit et de liberté, d’égalité et de tolérance sont les fondements. Car, toutes les deux ont dans leurs gènes la tentation hégémonique, l’esprit totalitaire, le culte du chef, l’esprit grégaire qui fait place à l’esprit de contradiction, l’ostracisme et l’arbitraire régissant leur approche du pouvoir.
Ces deux obédiences se moquent de la notion de représentativité. D’un côté, les «Nahdhaouis» qui, durant des décennies, et au nom de la «démocratie», s’acharnaient sur le régime destourien, arrivés au pouvoir qu’ont-ils fait d’autre que d’assassiner l’espoir de voir le pays entrer dans une ère réellement nouvelle où le mot «démocratie» ait un sens ? Ainsi, à l’épreuve du pouvoir, ces anciens «militants démocrates» se sont révélés cupides, arrogants et incompétents, «sans foi ni loi»…, ce qui, d’ailleurs, allait précipiter leur déchéance. Le vrai ennemi d’Ennahdha, c’est Ennahdha et non pas Abir Moussi, comme certains aiment nous le faire croire.
Côté PDL, le malaise, nourri par le dépit, est à son summum. «Je mène le jeu ou je fous le bordel», semble proclamer Abir Moussi. Ainsi, la jeune femme, un sous-produit du «régime RCD», si elle multiplie les simagrées en profitant de son statut de députée, cherchant à immobiliser le fonctionnement de l’Assemblée, c’est plus fort qu’elle. Ayant vécu dans un régime despotique, elle n’a jamais appris ce qu’est une élection libre et démocratique, n’a jamais compris qu’on doit respecter le verdict des urnes quel que soient les résultats, n’a jamais admis qu’on ne change pas les règles du jeu d’une manière intempestive en renversant la table…
En somme, les deux clans n’ont pas saisi le sens du 14 janvier 2011. Ils ont du mal à admettre que cette date, qui signe la faillite d’un certain modèle de gouvernance politique, devenu obsolète, marque un tournant décisif et se présente comme la promesse d’une ère nouvelle.
Les islamistes veulent se substituer au RCD qui se rebiffe et se replace
Alors que les islamistes ont vu dans ce séisme politique, une opportunité afin de réaliser un profond souhait, celui de se substituer eux-mêmes au «RCD», mettre au pas la population, bâillonner la liberté de s’exprimer, embrigader la jeunesse…, les «Destouriens», nostalgiques, ruminant le récit de «l’âge d’or» où l’on était dans le meilleur des mondes possibles, ont vécu ce moment historique comme une sorte de malédiction. Et ils vont crier au scandale, à la trahison… Constamment dans la dénégation, ils cherchent à focaliser l’attention de public sur «les Frères musulmans», stigmatisant Ghannouchi et les «khwanjias», l’incarnation du mal qui nous menace à laquelle cette bonimenteuse serait l’unique rempart. «Point de salut sans la lionne», scande-t-on…
Au-delà des apparences, les deux formations politiques ne sont pas seulement conservatrices, elles sont toutes deux réactionnaires. Avez-vous jamais entendu Mme Moussi, la «moderniste», la «progressiste», la «bourguibiste» évoquer le «droit», s’indigner du sort de Emna Chargui, de Farid Lalibi, par exemple, ou s’exprimer à propos des manifestants d’El-Kamour où des séditionnistes fanatisés malmènent l’autorité de l’État?
Les deux partis ne se projettent pas dans le futur, mais rêvent plutôt de «restaurer». Si l’ambition des «Frères» consiste à redonner vie à un monde qui n’a jamais existé, les seconds, nostalgiques, sont dans le reniement et ont du mal à admettre que la «révolution de la brouette», comme ils aiment l’appeler, est l’expression de la faillite d’un régime obtus qui, durant au moins trois décennies, n’a jamais su se remettre en question, se renouveler. Ils s’obstinent, ainsi, à ne pas admettre que si le 7 novembre 1987 signait l’échec d’un pouvoir sénile, le 14 janvier 2011 est venu annoncer la mort d’un régime qui agonisait… Assurément, après Bourguiba, Ben Ali, puis le trublion Abir Moussi, quelle dégringolade !
On empêche l’émergence d’une troisième voie offrant une vraie alternative
Le plus désolant, c’est que les voix de ces deux entités dominent l’espace médiatique, empêchent l’émergence d’une troisième voie qui offrirait un vrai projet alternatif de véritable refondation. Avec elles, on n’est jamais dans un débat franc et direct. De part et d’autre, il n’y a de place qu’aux menaces, aux invectives, à l’incantation.
Malgré les coups d’éclat des deux côtés, ce faux combat pour l’hégémonie est perdu d’avance. Ni Ennahdha ni le PDL ne sauraient l’emporter. Ne déplaise à nos esprits éclairés, séduits par les prouesses et «le courage de la Lionne», ce n’est pas en faisant le trublion qu’on parvient à endiguer la menace islamiste, mais plutôt en contribuant à consolider la base d’un système démocratique encore vulnérable. La promesse d’éliminer le mouvement islamiste du paysage politique est un mensonge éhonté. Même déplumé, le mouvement islamiste continuera à compter, qu’on le veuille ou non, dans l’échiquier politique. Par conséquent, se prémunir contre les risques de sa nuisance, ne se fera pas en réhabilitant la mémoire de Ben Ali ou en agitant comme un totem le souvenir de Bourguiba mais en regardant devant soi, être dans la proposition, dans une démarche constructive, et non dans l’invective et l’outrance.
* Universitaire et écrivain.
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