Un pan de l’histoire de la Tunisie postcoloniale disparaît avec le décès de Ahmed Ben Salah, ce grand homme politique, qui fût assurément le plus grand réformateur de l’histoire de la république.
Par Dr Mondher Azzouzi *
Une très grand partie des Tunisiens ne gardent de Ben Salah, et à tort, que le souvenir amer de l’échec d’une politique d’extorsion de fonds, interprétée comme une volonté de sa part de les dépouiller de Ieurs biens.
Il est dommage que sa conception n’ait jamais bénéficié d’une approche d’intention égalitaire de justice sociale ainsi que d’innovation socioéconomique visant à atteindre l’autosuffisance.
Habib Bourguiba s’est essuyé les mains dans le tablier de son ministre
Si le Maroc a eu Mehdi Ben Barka, la Tunisie a eu quant à elle quasiment son alter-ego en la personne d’Ahmed Ben Salah. Ces deux dirigeants ont toujours placé l’humain au centre des préoccupations politiques pour payer de leur vie la forte ambition qu’ils nourrissaient chacun pour son peuple. Mais c’était sans compter avec les dirigeants de haute stature de leurs pays respectifs avec notamment un grand loup politique nommé Habib Bourguiba. Leader et bâtisseur de la nation qui s’est essuyé complètement les mains dans le tablier de son ministre pour en sortir vainqueur et tirer profit d’une situation qu’il avait renversée afin de garder l’estime et la sympathie du peuple.
Le «zaïm» avait clairement refusé d’assumer ses responsabilités suite à sa décision personnelle de généralisation rapide de collectivisation des terres. Cette décision s’étant soldée par un grand échec et a été à l’origine des graves incidents de Msaken suivis de ceux de Ouardanine pour finir par avoir la peau du Ben Salah. Et c’est tout naturellement que Bourguiba s’en était sorti avec son habileté de comédien pour ordonner, en guise de représailles, à son grand ministre de la veille, une condamnation injuste de dix ans de travaux forcés. Injuste car en politique et en cas d’échec d’une politique, la sanction se limite au limogeage du ministre et n’aboutit pas à son lynchage.
Après tout, Ben Salah n’avait dérobé aucun centime des caisses de l’Etat et n’avait jamais prôné l’enrichissement personnel. Malgré toutes les accusations et les enquêtes qui ont été menées pour l’incriminer, On n’a rien trouvé. Ben Salah n’était pas un voleur mais un haut commis de l’Etat doublé d’un grand militant syndicaliste et d’un responsable politique de très haut rang mais qui avait échoué collectivement pour en assumer seul la responsabilité.
Un homme d’Etat et un grand bâtisseur
Réformateur, il n’avait laissé aucun domaine sans le défricher. Il avait accéléré la généralisation de la scolarisation. En plus de réformer l’enseignement secondaire qu’il avait étendu à sept ans sanctionné par un baccalauréat unique et non plus en deux parties ridicules. Il avait aussi réformé l’enseignement technique pour réintégrer tous les collèges professionnels, au rabais de l’époque, dans le cycle long donnant ainsi une seconde chance à des jeunes considérés comme perdus pour l’école et qui avaient été réintégrés dans les lycées. Un très grand nombre parmi eux sont, aujourd’hui, ingénieurs ou médecins pour avoir saisi cette chance. Alors qu’ils auraient pu, sans cette réforme, végéter sur le marché de l’emploi.
Après avoir mis sur pied des centres de formation professionnelle pour des jeunes définitivement réfractaires aux études, il en avait fait les premiers techniciens diplômés dans divers domaines tels le bâtiment, l’électricité, la mécanique, la plomberie, le chauffage, la climatisation et bien d’autres disciplines encore.
Il avait également été le premier à prôner la mixité dans l’école pour lever ainsi des tabous liés au mélange entre filles et garçons en vue d’un meilleur vivre ensemble plus tard.
On peut dire autant de son action en faveur de la santé pour conférer à l’hôpital public sa place centrale dans la garantie du droit de chacun à accéder aux soins.
Une attention particulière était portée aux plus démunis par une politique d’austérité volontaire et qui était sa marque de fabrique qui, bien qu’utopiste, avait eu tout de même le mérite de réduire la fracture sociale.
Son utopie ne saurait ne pas se conjuguer à l’esprit tunisien du terroir rentier enpreint de fainéantise et toujours enclin à recevoir sans trop donner ni trop se fatiguer non plus.
Jamais dans son histoire la Tunisie n’avait autant connu une classe moyenne forte dénuée forcément d’esprit envieux et jaloux puisque les écarts étaient nettement réduits. La fourniture scolaire de début d’année à la rentrée des classes était assurée à tous les élèves sans problème ni bousculade dans les librairies-papeteries au sein même de l’école et à un prix défiant toute concurrence.
Une réforme administrative avait été menée à son époque permettant à la Tunisie de disposer jusqu’à aujourd’hui d’une administration ayant tenu le choc après le bouleversement du 14 janvier 2011. Il n’était certes pas le seul à renforcer cette administration. Mais il en fût un de des plus ardents partisans.
Est-il utile de rappeler également que le projet visant à faire de la Tunisie une destination touristique était le sien pour faire sortir de terre le premier hôtel à Sousse dont le succès fût immédiat et pour veiller à ce que l’expérience soit copiée partout dans les villes côtières des années plus tard, qui plus est, par ceux-là mêmes qui lui étaient hostiles et refusaient de lui prêter main forte.
Ahmed Ben Salah avait aussi amorcé les projets d’industrialisation, de forage de pétrole et d’irrigation des terres agricoles par des vannes alimentées par des barrages. Il avait construit un complexe sportif complet grâce à une main d’œuvre bulgare bon marché ayant fait sortir de terre la seule infrastructure sportive complète pendant des décennies, la Cité olympique d’El-Menzah. Ce complexe a été inauguré avec succès lors des Jeux méditerranéens tenus à Tunis en 1967.
Bourguiba tendait trop l’oreille aux racontars
J’ai eu l’occasion et la chance d’avoir rencontré Ahmed Ben Salah chez lui à son domicile à Radés, il y a quelques années, pour un avis sur son état cardiaque, puis, sur ma demande, de prolonger la discussion avec lui. Cela s’est fait spontanément lors d’une soirée d’été et jusque très tard dans la nuit. Notre discussion fût sans concession de ma part et il se prêtait à toutes les questions. Il m’avait juré qu’il n’avait jamais voulu précipiter les choses pour les collectivisations des terres agricoles. Et qu’il avait demandé officiellement au président un moratoire de trois ans pour préparer les propriétaires à une reconversion de participation responsable active rémunérée ou négocier leur indemnisation. Bourguiba lui avait donné sa parole dans son bureau du palais de Carthage. Pour l’entendre le lendemain même, dans sa voiture et de retour à Tunis, surgir de la radio nationale et annoncer qu’il a décidé de passer de suite à l’étape ultime en donnant explicitement ordre à Ben Salah de passer à l’acte. Ce dernier m’expliqua qu’il avait arrêté le moteur de sa voiture au bord de la route pour ne pas s’empêcher de penser que c’était sa fin et que le glas vient de sonner pour lui. Il m’expliqua aussi qu’avec le recul et les années de souffrance passées, il n’éprouvait aucune haine envers Bourguiba qu’il considère toujours comme le grand combattant et «zaïm» incontestable et incontestée. Qu’il avait toujours entretenu avec feu Hedi Nouira, l’autre grand réformateur de l’Etat, une relation de respect et d’estime réciproques. Qu’il avait de très bons rapports également avec Salah Ben Youssef dont il avait tenté le rapprochement avec Bourguiba mais en vain.
C’était sans compter avec ses détracteurs qui rapportaient à Bourguiba qu’il était rangé du côté de son rival pour que le président garde toujours une méfiance à son égard. Ceux qui lui vouaient de la haine pour magouiller dans son dos trouvaient refuge auprès de l’ex-femme du président, Wassila, qui le détestait copieusement et rapportait des faits de dénigrement, l’accusant d’enrichissement fictif ou d’autres calamités à Bourguiba, dont le grand tort d’après lui était de trop tendre l’oreille.
Les principaux bénéficiaires de la manne du tourisme, dont Mhamed Driss et Ali Mhenni, étaient les plus réfractaires au projet pour trouver le moyen de le boycotter lors des transformations de viabilisation des terrains déserts au bord des côtes, m’apprendra-t-il aussi, en ajoutant que le tandem Wassila Bourguiba-Béchir Zarg Laâyoun, secrétaire particulier de Bourguiba, constituait avec Tahar Belkhoja ses ennemis jurés. Ils faisaient capoter ses projets et Tahar Belkhoja avait même tenté de l’assassiner, m’avait-il aussi appris. Le tout au su de Bourguiba qui avait manifesté son ire à l’égard de celui que les Tunisiens surnommeront «Tahar BOP», lorsqu’il sera nommé ministre de l’Intérieur.
Ennahdha est une erreur de l’histoire et Caïd Essebsi prêchait pour lui-même et non pour la Tunisie
Interrogé sur la montée d’Ennahdha et des Nahdhaouis, il me dira que c’est là une erreur de l’histoire dont le pays payera cher les retombées. Béji Caïd Essebsi, car à l’époque de notre rencontre ce dernier avait le vent en poupe, a toujours été un filou prêchant pour sa personne mais sans réelle ambition pour le pays. Il est prêt à tout pour tirer son épingle du jeu comme quand Ben Salah avait plaidé sa cause auprès de Bourguiba et sur sa demande pour obtenir une réconciliation laborieuse après une disgrâce houleuse. Mais Béji n’en avait cure. Il fit mine de ne pas s’en souvenir.
Pour avoir touché à tant de domaines de l’Etat, en grand réformateur qui avait retroussé ses manches quand il le fallait, Ahmed Ben Salah mériterait au moins une évaluation objective de son œuvre. Celle-ci est un fait retenu par l’histoire. L’échec l’est aussi mais sans qu’il ne soit le seul obligé d’en porter la casquette. Sa peine était extrêmement sévère car ses intentions étaient bonnes de doter le pays d’un socialisme modéré et juste à la scandinave et qui serait à la fois producteur et productif de surcroît. Mais même la nature s’était mise au travers avec sept années de sécheresse pour faire rentrer en crise toute une agriculture même au sein d’un pays ultra-capitaliste.
Beaucoup détestaient l’enfant de Moknine et continueront à le faire. Tant pis c’est la vie et on ne peut plaire à tout le monde. Mais il faut avouer que la très grande majorité parmi ceux-là le font pour des raisons purement personnelles et vraisemblablement légitimes. Mais personne ne peut nier que la Tunisie dit aujourd’hui Adieu à un de ses hommes bâtisseurs dont l’intention était d’en améliorer le sort pour servir le peuple et non pour s’en servir.
* Cardiologue.
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