Alors que la Révolte du Jasmin célèbre son 10eprintemps, la transition démocratique en Tunisie est ballottée entre déviances d’État et défiances du citoyen. Situation intenable qui mine les espoirs «démocratiques», ruine l’économie et menace la survie de la seule démocratie dans le monde arabo-musulman. État des lieux…
Par Moktar Lamari, Ph.D.
Démocratie? Mais quelle démocratie : avec tous ces partis en conflit perpétuel, avec tous ces députés injurieux et qui se bastonnent souvent sous la coupole de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), avec ces gouvernements instables (10 depuis 2011) qui se dopent à la dette et ces ministres qui fricotent sans rougir avec la corruption… La Tunisie fait face à plusieurs types de déviances d’État.
Déçu et frustré par le paysage politique, par ces dérapages et par toutes ces déviances au sommet de l’État, le citoyen brandit la défiance et le fait savoir, avec de plus en plus de grèves, de saccages des infrastructures, de blocages de production et de «braquages» à tous les niveaux.
Crise de confiance inédite
En moyenne, deux citoyens sur trois déclarent qu’ils ne font plus aucune confiance à l’Assemblée et aux partis politiques. C’est le World Values Survey (University of Michigan) qui le dit, chiffres à l’appui, il y a dix jours. Ce consortium international de recherche, fondé par des chercheurs américains, notamment pour produire des données ouvertes utiles à la recherche et analyses stratégiques, mène des sondages périodiques au sujet des valeurs, opinions et comportements politiques dans une centaine de pays, dont la Tunisie.
Réalisé auprès d’un échantillon représentatif de 1200 répondants tunisiens et avec une marge d’erreur de 2,4%, le dernier sondage du WVS montre l’implosion de la confiance des citoyens envers la classe politique au pouvoir en Tunisie. Le WVS nous apprend que 67% des Tunisiens et Tunisiennes ne font plus aucune confiance aux parlementaires, 66% ne font plus aucune confiance aux partis politiques et 49% ne font plus aucune confiance au gouvernement en place.
Ces résultats disent tout haut ce que beaucoup d’observateurs politiques pensent tout bas! Et pour cause, ces scènes dramatiques et ces débats chaotiques observés au sein du parlement. Ces troubles et grabuges au sommet du pouvoir législatif et qui mettent en scène au moins six dizaines d’élus (sur 217), qui quand ils ne sont pas absents des travaux parlementaires, ils ne font rien d’autre que de proférer des grossièretés, insultes et parfois des coups de poing à leurs collègues des autres partis.
Des violences filmées, des vulgarités obscènes et des visages ensanglantés… le tout montré en direct aux Tunisiens et partenaires internationaux, comme si de rien n’était. Aucune condamnation, aucune réprobation par les hautes instances de l’État! Pour le président du parlement, l’islamiste Rached Ghannouchi, ces tensions sont le «signe de la vitalité de la démocratie tunisienne»! Ce faisant, il laisse le capharnaüm politique s’installer dans le parlement.
Déviance d’État?
Ghannouchi ne fait même pas semblant de condamner les perturbateurs et les déviances. Certains de ces élus perturbateurs sont poursuivis pour des affaires criminelles et d’autres sont condamnés par la justice, mais indûment protégés par leur «immunité parlementaire». Toujours sous la protection du même Ghannouchi et ses alliés
Un universitaire canadien, grand connaisseur de la Tunisie, qualifie ces députés et parlementaires fanas de la gabegie «d’égocentriques et de narcissiques qui ne font que gaspiller les actifs de sympathie et de solidarité internationale manifestées envers la Révolte du Jasmin…».
Et ça ne s’arrête pas là, le paysage politique est truffé de scandales et de comportements atypiques qui impliquent aussi les pouvoirs judiciaires et exécutifs.
Récemment, les honorables juges et magistrats du pays ont déclenché une grève sauvage durant 4 semaines. Ils ont tout bloqué, revendiquant entre autres de ne plus payer d’impôt sur le revenu. Le gouvernement a fini par plier, au risque de voir se multiplier ce genre de revendications a-démocratique. Ici aussi, le pouvoir judiciaire ne semble pas mesurer l’impact de telles revendications sur l’équité fiscale et sur le devoir d’exemplarité de la magistrature et du pouvoir judiciaire. Bonjour la justice sociale!
Le pouvoir exécutif ne fait pas mieux. Rien que pour les 6 derniers mois, un chef de gouvernement (Elyes Fakhfakh) a dû démissionner pour suspicion de «corruption et conflit d’intérêts», cinq mois après l’investiture de son gouvernement. Plus récemment encore, le ministre de l’Environnement et plusieurs hauts fonctionnaires sont épinglés en flagrant délit de corruption portant sur l’importation illégale de plusieurs centaines de tonnes de déchets toxiques de l’Italie.
L’administration publique ne fait rien pour rassurer, avec tous ces fonctionnaires fantômes, qui sont payés pour rien, et dont les gains de productivité virent au négatif, depuis que l’administration publique a été noyautée par des recrutements abusifs et par une gouvernance mise à la merci des partis au pouvoir. Un fonctionnaire sur trois est en surnombre dans son administration ou département (840 000 fonctionnaires d’État et sociétés d’État). La corruption bat son plein dans les couloirs de l’administration et l’État ferme l’œil.
Défiance du citoyen
Face à ces déviances diverses et variées au sommet de l’État, le citoyen ordinaire brandit sa défiance et le fait savoir par des sabotages (de lignes de chemin de fer, destruction de canalisation de conduite d’eau usée, moyens de transport, etc.), des blocages de la production (phosphate à Gafsa, pétrole à El-Kamour, gaz butane à Gabès, etc.), des grèves générales dans des villes de l’intérieur, des manifestations violentes et un retour du tribalisme dans le sud tunisien, où les razzias pour l’appropriation des terres collectives se multiplient et se corsent par l’usage des armes à feu, avec morts et blessés.
Voyant les privilèges indument octroyés aux fonctionnaires et élites politiques, et déplorant les difficultés de création de l’emploi dans le secteur privé, les chômeurs des régions précaires bloquent des secteurs clés de l’économie et revendiquent des emplois stables dans une fonction publique déjà en sureffectif et qui absorbe quasiment 50% du budget de l’État, en salaire.
Le pays fait face à presque 3 protestations collectives par jour. Le dernier bulletin mensuel du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a recensé pour le mois de novembre 1025 protestations collectives, 9 cas de suicide et 1298 jeunes ayant émigré clandestinement pour raison de précarité économique. Rien que pour l’année 2020, presque 18 000 Tunisiens et Tunisiennes ont émigré clandestinement pour trouver refuge en Europe, passant par l’Italie.
Toutes ces contestations et protestations surviennent alors que les caisses de l’État sont à sec, et l’économie est en pleine récession de -9%. Selon les statistiques officielles, les gains de productivité du travail sont réduits à zéro, le PIB per capita ($US courants) a dégringolé de 18% entre 2010 et 2019. Le dinar a perdu 45% de sa valeur face à l’Euro entre 2011 et 2019.
La défiance du citoyen ronge le pays à petit feu, par un recours grandissant au secteur informel par une évasion fiscale qui se généralise, avec tous les méfaits liés au déficit budgétaire, au recul de l’investissement et à une récession dévorante pour le PIB.
Si rien ne change dans les modes de gouvernance de l’État et si des réformes économiques ne sont pas initiées, la Révolte du Jasmin risque de se faire rabrouer par les contestations, par la mal-gouvernance et par ces mêmes risques géostratégiques qui ont fini par abroger la transition démocratique en Égypte.
Les intellectuels et pays amis de la Tunisie doivent se mobiliser pour aider à préserver la Révolte du Jasmin de ses démons : à savoir les déviances des nombreuses élites de l’État d’un côté, les défiances des citoyens de l’autre!
L’État doit donner l’exemple et se purger de ses déviances, et c’est à ce prix que les citoyens retrouvent de l’espoir pour se conformer et se soumettre à la loi, par un État fort et propre.
* Universitaire au Canada.
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