Parmi les rares visites du président Kais Saïed à l’étranger, celle au Caire a soulevé plusieurs controverses. Oscillant entre des admirations sans réserve et des condamnations sommaires, ces controverses incitent à réfléchir au contexte, implications et objectifs de cette visite. Les réactions injustement condamnatoires ou exagérément admiratives se sont succédé sans pour autant donner justifier de telles positions extrêmes. Il serait donc important de procéder à une évaluation sereine aux significations et aux potentielles répercussions de cette visite d’Etat.
Par Maître Taoufik Ouanes *
Réduire cette visite à une volonté de coordination sécuritaire anti-islamiste entre la Tunisie et l’Egypte ne peut qu’émaner d’une volonté de dénigrement malsain. Superficiellement et à première vue, il est étonnant de noter que, dans les deux pays, cette position soit prise à la fois par les islamistes et les anti-islamistes. Pour les islamistes, cette visite ne vise que des objectifs de coopération entre les services renseignements des deux Etats afin d’intensifier la répression des citoyens d’obédience islamiste. Pour beaucoup de ceux qui prétendent un certain progressisme cette visite n’est autre qu’une expression d’un opportunisme réactionnaire qui met en scène deux chefs d’Etat, l’un est autoritaire, l’autre démagogue.
Islamisme politique et gauchisme dogmatique
De telles évaluations du sommet entre Kaïs Saïed et Abdelfattah Al Sissi illustrent les a priori de deux idéologies quand bien même antinomiques peuvent aboutir aux mêmes conclusions; à savoir l’islamisme politique et le gauchisme dogmatique.
Rien que de ce fait, cette double position condamnatoire de cette visite ne peut que perdre de sa crédibilité.
À l’opposé, l’encensement inconditionnel et préalable de cette visite appelle à une analyse de ses tenants et de ses aboutissants et une évaluation minutieuse de ses répercussions, de son suivi et de sa mise en œuvre.
Certes, les questions du terrorisme et de l’islamisme politique demeurent des soucis communs pour la Tunisie et l’Egypte. Cependant, ces deux éléments sont insuffisants pour comprendre les relations entre les deux pays surtout dans le contexte politique et stratégique régional. Indéniablement, ce contexte connait, depuis quelques semaines, une significative mutation.
L’évolution du dossier libyen en point de mire
Pour faire court, l’élection de Joe Biden à la présidence américaine constitue le repère dans le temps de cette mutation. Son impact s’est très rapidement fait sentir, en premier lieu sur le dossier Libyen. Pour des raisons géographiques, humaines et économiques évidentes, ni la Tunisie ni l’Egypte ne peuvent ignorer la récente évolution de la situation en Libye.
Quoiqu’encore fragile les changements intervenus en Libye pourraient connaître une accélération positive d’ici la fin de cette année. Tous deux limitrophes de la Libye, la Tunisie et l’Egypte se devaient donc naturellement se consulter sur leurs intérêts respectifs dans ce pays.
Contrairement à ce qu’était la situation auparavant, ces intérêts doivent éviter de retomber dans la concurrence effrénée et sérieusement réfléchir dans une perspective de complémentarité. Ceci est d’autant plus nécessaire que plusieurs autres intérêts et d’autres intervenants (Turquie, Russie, Qatar, France, Italie et bien d’autres) se bousculent au portillon des ressources en hydrocarbures et des projets de reconstruction de la Libye.
Relecture nouvelle de la situation géopolitique régionale
Par ailleurs, les relations géopolitiques dans le monde arabe sont en train d’être impactées par une évidente baisse du soutien des Etats-Unis au Prince héritier de l’Arabie Saoudite, entre autres dans sa guerre absurde et cafouilleuse au Yémen ou son impunité dans l’affaire Khashoggi.
Sentant l’évolution de la position américaine, Mohamed Ben Salmane a œuvré pour mettre fin au conflit avec le Qatar et cherche à se dégager du bourbier militaire du Yémen offrant même un cessez-le feu que les Houthis se sont payé le luxe de décliner. Encore plus significatif, il commence depuis quelques jours à citer l’embrouille avec l’Iran en indiquant qu’il pourrait faire la paix et améliorer les relations avec ce pays. Il est également important de noter que la vague d’empressement de certains pays arabes à «normaliser» leurs relations avec Israël connaît une véritable sourdine.
Tous ces changements successifs et rapides poussent à une relecture nouvelle de la situation géopolitique régionale.
L’importante question des eaux du Nil
Dans cette perspective et même si c’est encore en état de prémisses, l’Egypte semble procéder à une réadaptation de sa stratégie politique. Cette réadaptation semble aller beaucoup au-delà des relations économiques et financières de l’Egypte, surtout avec les pays du Golfe. La première cause nationale de l’Egypte qu’elle n’a de cesse de défendre depuis plus d’une décennie concerne la gestion et la répartition distribution et des eaux du Nil, nerf de la vie depuis des millénaires.
Découvrant le royaume des pharaons, le voyageur grec Hérodote, écrivit il y a 2500 ans que «L’Égypte est un don du Nil», il en demeure toujours ainsi. Pour l’Egypte, les eaux du Nil est une question vitale. Les 100 millions d’Égyptiens reçoivent du Nil 90% de leurs ressources en eau.
Tout comme pour tous les cours d’eaux dans le monde, un contrôle ou une réduction, par un ou plusieurs pays de l’amont, pourrait avoir de graves conséquences pour les pays en aval. Il en est ainsi pour l’Egypte et le Soudan s’agissant des eaux du Nil.
C’est pour cela que la communauté internationale a conclu sous l’égide de l’Onu la «Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation» entrée en vigueur le 17 août 2014. Cette convention contient des principes généraux sur l’utilisation et la répartition équitables et raisonnables des eaux auxquels sont tenus les Etats limitrophes des cours d’eaux et de leurs confluents. Ces critères «équitable et raisonnable» doivent être évalués en fonction de différents facteurs pertinents tels que la géographie, les besoins économiques et sociaux, la population, la conservation et protection des eaux, etc. Cette convention contient une obligation à la charge des Etats de coopérer et d’échanger les données et les informations.
À la marge de tous ces principes et profitant de l’effervescence révolutionnaire en Egypte en 2011, l’Ethiopie a commencé à construire le gigantesque barrage de la «Renaissance» sur le bras éthiopien du Nil bleu. Le chantier a été mené «tambour battant» avec les encouragements et le soutien d’Israël et un financement substantiel de la Chine. Toutes les tentatives pour mettre sur pied un système conventionnel entre les Etats concernés pour limiter ou gérer les conséquences de l’édification de ce barrage (surtout sur le Soudan et l’Egypte) n’ont pas abouti.
L’eau du Nil est une légitime cause pour l’Egypte
Ce barrage est devenu donc du domaine du «fait accompli» faisant de sa prochaine mise en fonction et surtout ses phases de remplissage, un danger imminent pour l’Egypte. Ce danger est double. Le premier danger est que le barrage ait été érigé sur un terrain en pente qui accuse une inclinaison géographique suffisamment dangereuse pour qu’en cas d’accident ou de rupture, les conséquences humaines, économiques et écologiques sur les pays en aval (Soudan et Egypte) pourraient être cataclysmiques. L’autre danger, moins spectaculaire mais également dévastateur, c’est que toute réduction substantielle de la quantité d’eau du Nil pour l’Egypte sera dramatique pour le climat, l’énergie hydraulique et surtout l’agriculture vivrière de l’Egypte. Ceci est d’autant plus vrai que du fait de la construction du barrage éthiopien, une grande partie du limon (ensemble de particules de terre mêlées de débris organiques extrêmement fertilisant) se déposera au fond du barrage. Toute la vallée du Nil en Egypte sera ainsi privée d’une grande partie cet important fertilisant naturel.
Il ressort de tout ce qui précède que l’Egypte a une véritable et légitime cause à défendre. Cette cause revêt clairement un caractère de sécurité nationale car son enjeu concerne la survie même du plus large spectre de la population égyptienne en plus d’un important secteur de son économie. C’est pour cela que l’Egypte l’a placé en priorité de son agenda politique de ces dernières années. L’Egypte vient d’entamer une grande action diplomatique internationale avec l’objectif d’amener les Etats concernés et surtout l’Ethiopie à adopter une position de coopération positive et en conformité avec les principes du droit international et de l’équité entre pays limitrophes du Nil.
La Tunisie est actuellement membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et pourrait, en cette qualité, jouer un rôle important dans la promotion des justes revendications égyptiennes. Ceci qui explique dans une très large mesure l’invitation adressée au président tunisien pour une visite d’Etat au Caire.
Le déroulement et les résultats de cette visite ont démontré que son moment fort a été l’expression, au plus haut niveau, de la solidarité de la Tunisie avec l’Egypte sur ce dossier. Certes, la coordination sécuritaire est un domaine usuel des relations interétatiques. Mais une telle coordination se réalise en général au niveau technique et d’une manière plutôt discrète. Il n’est ni utile ni usuel de recourir au formalisme et au protocole des visites d’Etat pour une telle fin.
Procédure exceptionnelle dans les pratiques des relations internationales, les visites d’Etat ne se justifient que pour les plus grands enjeux. Vouloir décrire la visite du président Saïed sous la vision réductrice de l’aspect sécuritaire relève ou bien d’une ignorance des modalités des relations entre Etats ou bien alors d’une volonté de dénigrement mal intentionnée.
Nouvelle ère pour la diplomatie arabe
Depuis presqu’un siècle, les relations interarabes se sont malheureusement inscrites dans le registre de l’antagonisme idéologique et les conflits politiques. Les manifestations publiques de ces relations ont souvent tourné au show creux et futile et quelques fois dangereux. Ce n’est qu’à de rares occasions que la diplomatie entre les Etats arabes, aussi bien bilatérales que multilatérales, n’a obéi que rarement à la logique des impératifs de la solidarité réelle et de défense efficiente des intérêts vitaux communs ou respectifs. Le seul exemple (ou presque) qui nous vient à l’esprit est le soutien franc et fort du Président Nasser à la Tunisie contre la France dans la crise de Bizerte (1960-1963).
À l’époque, tout opposait Bourguiba et Nasser; l’idéologie, les alliances internationales et les méthodes de gouvernement. Sans états d’âme, Nasser avait alors, publiquement et sincèrement, soutenu la Tunisie car, pensait-il, et à juste titre, il s’agissait d’une question de décolonisation et de souveraineté nationale de la Tunisie. Toutes les considérations de concurrence de leadership ou d’antagonisme idéologique se sont alors littéralement évanouies.
Avec de très rares exceptions, la diplomatie interarabe se résumait à provoquer des conflits pour, par la suite, prétendre vouloir les résoudre. En réalité, cette pratique diplomatique a presque toujours visé et souvent abouti à se liguer les uns contre les autres. Trop de moyens indignes ont été utilisés; le clientélisme politique, idéologique, militaire ou financier dégénérait quelques fois en menaces et même en guerres. Le concept de solidarité dont ne cessent de se gargariser les dirigeant arabes n’était au fond qu’un leurre pour leurs peuples.
Il est grand temps que cette diplomatie soit profondément refondée pour incarner une véritable vision de solidarité moderne et loyale. Bien comprise, cette nouvelle façon de faire la diplomatie interarabe créera certainement d’importants espaces appropriés pour promouvoir les intérêts aussi bien individuels que collectifs des Etats arabes.
C’est sous cet angle et en excluant toute interprétation tendancieuse ou étroite que la visite du président tunisien en Egypte doit être comprise et évaluée.
* Ancien diplomate à l’Onu, avocat aux barreaux de Tunis et de Genève.
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