L’affaire du réseau de trafic de faux passeports délivrés à des étrangers par les consulats de Tunisie à Damas et Beyrouth ne doit pas se perdre dans les méandres d’une justice laxiste ou complice. Et l’enquête judiciaire en cours ne doit pas se limiter aux quatre agents consulaires mis en examen pour toucher aussi tous ceux qui, dans les plus hautes sphères de l’Etat, ont protégé ce trafic, s’ils ne l’ont pas initié et organisé à distance, à partir de leurs bureaux à Tunis.
Par Ridha Kéfi
L’affaire du trafic de faux passeports tunisiens délivrés à des étrangers, dont un certain nombre de terroristes, par les services consulaires de la Tunisie à Damas et à Beyrouth, actuellement examinée par le pôle judiciaire anti-terroriste près du tribunal de première instance de Tunis, et dans laquelle quatre employés du ministère des Affaires étrangères ont été mis en examen, prouve s’il en est encore besoin les abus en série ayant marqué le fonctionnement des services publics au cours des dix dernières années et l’ampleur des dépassements commis par des agents publics solubles dans l’argent ou soucieux de servir les partis qui les ont nommés, et notamment le parti islamiste Ennahdha, très engagé dans la guerre civile en Syrie aux côtés des groupes jihadistes et qui y a impliqué notre pays, dont la diplomatie a longtemps été caractérisée par une sorte de bienveillante neutralité, un attachement à la paix et au respect de la souveraineté des peuples.
Laisser-aller aux plus hautes sphères de l’Etat
Ce qui est grave dans cette affaire, c’est que ces abus étaient signalés depuis 2015 par un agent consulaire à Damas, Mohamed Salah Al-Ahmadi, en poste depuis 2006 en Syrie, et ce dans plusieurs lettres envoyées aussi bien à ses supérieurs au ministère des Affaires étrangères, qu’au ministère de l’Intérieur, dont certains agents centraux à Tunis étaient impliqués dans ces trafics, en délivrant les faux documents d’état civil ayant servi à confectionner les faux passeports, et même à la présidence de la république, et plus d’une fois, sans que des mesures sérieuses n’aient été prises pour enquêter sur ces pratiques et y mettre fin.
L’explication de ce grave laisser-aller est évidente : les agents auteurs des dépassements signalés bénéficiaient d’une protection politique spéciale ou agissaient avec l’aval ou selon des instructions émanant des plus hautes sphères politiques. C’est, en tout cas, ce que soupçonne Mohamed Salah Al-Ahmadi dans un témoignage par téléphone depuis Damas à la radio Mahdia FM, en affirmant qu’il a déjà reçu des menaces de la part de membres d’Ennahdha, qu’il se sent en danger, même dans son exil syrien, et qu’il est prêt à rentrer à Tunis pour témoigner devant la justice, à condition qu’on assure sa sécurité.
Ce témoin, dont on se demande pourquoi on a négligé jusque-là le témoignage pourtant capital, parle de trafics de toutes sortes, y compris de fonds destinés aux étudiants tunisiens en Syrie qui sont utilisés à d’autres fins, d’un véhicule diplomatique faisant partie du parc automobile de la représentation diplomatique tunisienne utilisée avec l’aval du consul par un citoyen syrien pour effectuer des voyages fréquents entre Damas et Beyrouth dont l’objet reste mystérieux, d’éléments terroristes étrangers cherchant à fuir la Syrie et qui se voient délivrer des passeports tunisiens et quittent ce pays avec une fausse identité tunisienne, et d’autres abus du même genre qui laissent penser que les consulats de Tunisie à Damas et à Beyrouth ont été utilisés, depuis 2014, date de la reprise en main de la situation en Syrie par le pouvoir de Bachar El-Assad, comme une plaque tournante pour des mouvements de jihadistes fuyant la Syrie pour d’autres destinations et d’autres missions.
Qui cherche-t-on à protéger ?
Les explications, bien tardives, fournies par le ministère des Affaires étrangères, avant-hier soir, jeudi 18 novembre 2021, selon lesquelles l’affaire est suivie par les plus hautes autorités de l’Etat et qu’une mission d’enquête a été dépêchée en Syrie en février 2019 comprenant des représentants du ministère public, de l’unité nationale d’investigation dans les affaires terroristes et du ministère des Affaires étrangères, n’expliquent pas grand-chose. Elles ne permettent pas, en tout cas, de dissiper les doutes et les inquiétudes entourant des faits aussi graves, révélés depuis plusieurs années et qu’on a dû attendre longtemps (février 2019) pour voir les autorités réagir et encore deux ans pour voir le juge d’instruction ordonner la mise en examen de quatre agents consulaires, dont un consul. Qu’est-ce qu’on a attendu ? Qui freinait l’enquête ou empêchait son aboutissement ? Qui a-t-on cherché ainsi à protéger ?
Quant on sait que le parti Ennahdha, que Mohamed Salah Al-Ahmadi désigne comme la principale partie inspiratrice et protectrice de ce grave trafic, est resté au pouvoir jusqu’au 25 juillet dernier, date à laquelle le président Kaïs Saïed l’en a écarté en annonçant ses fameuses mesures exceptionnelles, et que l’affaire n’a réellement éclaté qu’après cette date, alors qu’elle était sur les bureaux de nombreux ministres et hauts fonctionnaires depuis 2014 (soit 5 ans de silence et de laisser-faire), on est en droit de se poser des questions sur l’ampleur des complicités à tous les niveaux de l’Etat qui ont permis à cette forme de criminalité organisée de se développer.
Bien entendu, on laissera la justice faire son travail et dire son dernier mot, mais on restera vigilants, car on est en droit de craindre que l’affaire se perde, comme souvent quand il s’agit d’affaires impliquant des dirigeants politiques, dans les méandres d’une justice qui nous a déjà fourni des preuves de son manque de crédibilité.
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