L’arrestation de Noureddine Bhiri, le dirigeant du parti islamiste Ennahdha, ce matin, vendredi 31 décembre 2021, et sa mise en résidence surveillée, à la caserne de la Garde nationale à Laouina, au nord de Tunis, suscite de nombreuses interrogations, même si elle n’a pas été, à proprement parler, une surprise pour ceux qui savent que cet homme est l’une des boîtes noires du mouvement islamiste tunisien. Et qu’il traîne, de par les fonctions qu’il a occupé au sein de la galaxie islamiste, de nombreuses casseroles. Décryptage…
Par Ridha Kéfi
Par-delà le style musclé adopté par les agents de police en civil ayant effectué cette arrestation, à laquelle a assisté Me Saïda Akremi, l’épouse du prévenu, qui était assise à ses côtés dans la voiture qui les transportait à leurs lieux de travail respectifs, et la procédure suivie, qui peut être à juste titre contestée par les organisations de défense des droits de l’Homme, cette séquence éminemment politique marque un tournant important à mi-mandat de la présidence de Kaïs Saïed, et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, par cette arrestation, effectuée sur ses instructions par les services du ministère de l’Intérieur et sans concertation préalable avec l’institution judiciaire, le président de la république semble avoir pris en main (avec tous les risques que l’on imagine) les poursuites judiciaires contre les responsables politiques impliqués dans des affaires judiciaires et qui, jusque-là, étaient ménagés (et le mot est faible) par un pouvoir judiciaire complaisant, indulgent sinon soumis aux pressions des lobbys d’influence.
Un message fort dans plusieurs directions
L’arrestation de Noureddine Bhiri, ancien ministre de la Justice, qui symbolise aux yeux des Tunisiens, la soumission du pouvoir judiciaire aux désidératas du parti islamiste Ennahdha, semble avoir été décidée pour envoyer un message fort dans plusieurs directions.
D’abord, en direction des islamistes pour leur dire qu’ils ont tort de se considérer comme des intouchables, qu’ils ne resteront pas encore longtemps au-dessus de la loi et que ceux d’entre eux qui traînent des casseroles seront poursuivis en justice et sanctionnés.
Ensuite, le président Kaïs Saïed a voulu envoyer un message en direction du pouvoir judiciaire et de ses instances représentatives, et à leur tête le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), auxquels il avait reproché, à plusieurs reprises, de se dérober à leurs responsabilités et de ne pas jouer le rôle attendu d’eux dans l’assainissement de la scène politique nationale pourrie par le népotisme, la corruption et les abus de toutes sortes.
Désormais, les enquêtes seront directement menées et les dossiers d’accusation préparés par les autorités sécuritaires, avant d’atterrir, bien ficelés, devant les juges d’instruction, de manière à couper court aux manipulations auxquelles certains juges s’étaient habitués : disparition de preuves, évaporation d’éléments à charge, interrogatoires orientés, convocations non envoyées aux concernés, etc.
A l’assaut de l’hydre islamiste
Le président a voulu aussi envoyer un message à l’opinion publique tunisienne qui commençait à lui reprocher son manque de fermeté et de détermination dans la lutte contre la corruption politique dont il a fait son principal combat et qui lui valut la popularité l’ayant porté à la magistrature suprême.
A ceux et celles qui lui reprochaient de parler beaucoup et ne rien faire pour mettre ses actes en conformité avec ses paroles et qui commençaient à douter de ses capacités à venir à bout du système politique corrompu en place dans le pays depuis 2011 et qui est surtout incarné par le parti islamiste Ennahdha, Kaïs Saïed a voulu montrer qu’il ne reculera pas devant les gros pontes de la scène politique.
Par ailleurs, et au moment où sa popularité, qui plafonnait à près de 90% au lendemain du 25-Juillet, commençait à piquer du nez, en raison notamment de la détérioration de la situation générale dans le pays et du manque de résultats dans la guerre contre la corruption, Kaïs Saïed semble avoir trouvé la parade qui va redorer son blason : s’attaquer frontalement à l’hydre islamiste. D’où le ciblage de l’une des personnalités les plus controversées du mouvement Ennahdha, et qui incarne, aux yeux des Tunisiens, plus que tout autre, la corruption du système judiciaire et sa subordination aux lobbys politiques.
Il reste, bien sûr, à espérer que cette arrestation, dont on déplorera longtemps les conditions quelque peu violentes, et la mise en résidence surveillée qui a suivi ne s’éternisera pas et que tout se déroulera dans le strict respect des règles, d’autant que le prévenu est atteint de maladies chroniques et que cet aspect humain doit peser dans toute décision qui sera prise dans le cadre de son audition.
Il reste aussi à espérer que cette arrestation sera amplement étayée par un dossier d’accusation suffisamment consistant pour justifier des poursuites judiciaires sérieuses qui, au-delà de la personnalité de Noureddine Bhiri, atteindront d’autres grosses pointures de la galaxie islamiste, à commencer bien sûr de Rached Ghannouchi, l’homme politique le plus haï en Tunisie, et qui est loin d’être au-dessus de tout soupçon.
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