Et si la soi-disant popularité de Kaïs Saïed tenait beaucoup plus de la propagande politique ou du mythe savamment entretenu destiné à faire avaler les couleuvres à venir, que de la réalité sur le terrain ? C’est ce que l’auteur tente de démontrer dans cette tribune.
Par Faik Henablia *
En raison de leur nervosité croissante face à ce qui apparaît de plus en plus comme une usurpation classique du pouvoir, et afin de justifier par avance les résultats d’une soi-disant consultation électronique contenant déjà, à peu près, tous les ingrédients d’un plébiscite en gestation, l’un des arguments avancés par les partisans de Kaïs Saïed à ses opposants, et qu’ils considèrent massue, est que le président disposerait de l’appui quasi unanime du peuple. C’est le fameux slogan «Echaab yourid» ou «Le peuple veut», comme si certains avaient, plus que d’autres, le don d’en entendre la voix.
Ils s’appuient pour ce faire sur trois arguments: d’une part, la joie populaire qui s’est manifestée le 25 juillet après l’annonce des «mesures exceptionnelles», d’autre part le score de Kaïs Saïed au second tour de l’élection présidentielle de 2019 et finalement les sondages d’opinion qui le donnent régulièrement favori en cas d’élection présidentielle.
Balayons tout de suite le premier argument tant il est vrai que la liesse populaire du 25 juillet tenait beaucoup plus de la célébration spontanée de la chute d’un parlement honni, quel qu’en soit l’instigateur, que d’un soutien spécifique à Kaïs Saïed. Beaucoup de Tunisiens en ont d’ailleurs attribué le mérite, et continuent de le faire, à Abir Moussi, président du Parti destourien libre (PDL).
Intéressons-nous plutôt aux deux autres éléments.
L’élection présidentielle de 2019 :
Nous nous souvenons que Kaïs Saïed avait été élu au second tour de la présidentielle de 2019 avec un score que l’on peut qualifier de fleuve, soit près de 73% des voix.
Ce fait doit cependant être tempéré par un taux d’abstention, relativement élevé, de 45% et surtout par le fait qu’il affrontait un adversaire qui venait tout juste d’être libéré de prison et qui était affublé de tous les maux de la terre en matière de corruption, un candidat n’ayant pas eu la possibilité de mener une campagne normale.
Cette situation particulière était, par certains aspects, comparable à celle de la présidentielle française de 2017 qui avait vu Emmanuel Macron obtenir 66% des voix, autre score fleuve, s’il en est et qui s’expliquait par le fait qu’il était opposé à la candidate de l’extrême droite, Marine Lepen; en somme, barrage à l’extrémisme dans le cas français et barrage à la corruption, qui plus est alliée au parti islamiste Ennahdha, dans le cas tunisien.
Pour ce qui est de Kaïs Saïed, une bonne partie de son score avait été, en outre, obtenue grâce au vote des partisans de ce même Ennahdha et d’Al-Karama qui ne le portent, sans doute plus autant dans leur cœur aujourd’hui.
Tout comme Macron, dont le poids politique actuel, à la veille de la prochaine élection présidentielle d’avril 2022 est voisin de son score au premier tour en 2017, soit aux alentours de 25% selon les sondages, il est plus logique de placer le véritable poids de Kaïs Saïed aux alentours de son score au premier tour en 2019, soit de l’ordre de 18-20%
Des sondages d’opinion incohérents :
L’autre élément sur lequel s’appuient les partisans de Kaïs Saïed pour conclure à un fort soutien populaire est son score dans les sondages d’opinion régulièrement réalisés.
Même si le président continue de caracoler en tête des intentions de vote à la prochaine présidentielle, son indice de satisfaction vient d’afficher une baisse sensible, passant de 74% à 67%, alors qu’il avait récemment dépassé les 80%.
Mais là n’est pas l’essentiel. Nous avions eu l’occasion, au cours d’un article précédent d’exprimer les plus grandes réserves face à la façon de procéder de nos sondeurs politiques qui n’hésitent pas à inclure, dans les sondages, un curieux «parti de Kaïs Saïed» dont la particularité est d’être totalement fictif et de ne pas exister (ou pas encore).
Nul ne manquera de noter la curieuse différence de performance entre le score d’un président caracolant à plus 80% des intentions de vote, et son «parti» ne totalisant, au plus haut, même pas la moitié. Ceci apparaît comme une incohérence fondamentale de ces sondages et ne peut être balayé du revers de la main.
Ainsi donc, les 35% de supporters du PDL, par exemple, voteraient pour Kaïs Saïed plutôt que pour Abir Moussi, et les 15 à 20% de Nahdhaouis voteraient de la même manière plutôt que pour leur candidat? Soyons sérieux!
Y aurait-il donc manipulation, pour ne pas dire escroquerie? Si tel est le cas, celle-ci doit être bien sérieusement mise à mal par l’évolution récente des chiffres qui ont vu le score de cette formation politique imaginaire tomber de 35%, au plus haut, aux quelques 21% actuels, beaucoup plus conformes, d’ailleurs au score de Kaïs Saïed au premier tour de la présidentielle de 2019.
Gageons que les deux chiffres auront tendance à converger dans le futur au rythme de la déception voire de la colère que ne manquera pas de provoquer la désinvolture de Kaïs Saïed vis-à-vis de l’économie ainsi que son inaction dans le vrai combat contre l’Islamisme, mis à part quelques coups d’éclat de propagande, sans véritable portée.
Pour en revenir aux sondages, si une conclusion incontestable en ressort, sans doute bien malgré les sondeurs, c’est celle de la prédominance du PDL de Abir Moussi, toujours en tête quel que soit le cas de figure.
Il n’est de secret pour personne que le président bénéficie d’importants relais dans les médias et parmi les chroniqueurs, dont beaucoup participent activement à la diffusion de cette image de popularité. En serait-il de même des sondeurs et serions-nous en présence d’une vaste entreprise d’enfumage de l’opinion?
En fin de compte, la popularité de Kaïs Saïed apparaît, ainsi, tenir beaucoup plus de la propagande politique ou du mythe savamment entretenu destiné à faire avaler les couleuvres à venir, que de la réalité sur le terrain.
Le hic est que les gens veulent manger à leur faim et ne se laisseront pas longtemps abuser par le battage d’un pouvoir n’ayant manifestement ni le savoir-faire ni l’intention de leur offrir quoi que ce soit.
* Docteur d’Etat en droit, ex-gérant de portefeuille associé.
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