Depuis 2011 et à nos jours, le dinar a perdu 52% de sa valeur face au dollar américain. Depuis le 25 juillet 2021, le dinar a accéléré sa chute perdant 22%, et Fitch prévoit une autre dépréciation forcée de 10% d’ici deux mois. Comme ses prédécesseurs, Kaïs Saïed ne fait rien pour défendre le dinar, cette devise nationale, emblématique d’un patriotisme économiquement souverain, comme initié par Bourguiba, depuis 1958, année de création du dinar. La déchéance du dinar coûte très cher à la Tunisie et aux Tunisiens. SOS, le dinar ne vaut plus rien…
Par Moktar Lamari
Défendre le dinar, c’est défendre le pouvoir d’achat du Tunisien. En ces temps de disette, c’est bien le pouvoir d’achat qu’on veut en Tunisie. C’est cela que le peuple tunisien veut pour son bien-être, pour survivre en ces temps de pénurie, de chômage endémique, de perte d’espoir et d’émigration massive, par tous les moyens.
Le Tunisien moyen sait qu’un dinar fort, c’est bénéfique pour son pouvoir d’achat et pour remplir son couffin! C’est la vérité, le reste est démagogie et populisme primaires.
Le dinar a été sacrifié sur l’autel du pouvoir
L’incompétence et la complaisance des politiciens de la Tunisie d’aujourd’hui y sont pour beaucoup dans la déroute du dinar.
Défendre le dinar, c’est aussi protéger la valeur des actifs tunisiens (entreprises, actions, patrimoine), pour ne pas les brader sur les marchés internationaux, à des fonds vautours et des multinationales assoiffées de gains faciles !
Défendre le dinar c’est honorer la valeur ajoutée des Tunisiennes et Tunisiens, et faire tout pour ne pas déprécier la valeur marchande du made in Tunisia. Un dinar plus faible profite aux consommateurs européens, qui achètent le poisson, l’huile d’olive, les agrumes, des séjours touristiques… à des prix dérisoires. Ce qui appauvrit les producteurs et les travailleurs tunisiens, et réduit la demande locale.
Dévaluer le dinar c’est rendre les produits importés plus chers, par rapport aux capacités des ménages et finir par générer les pénuries et les spéculations. C’est aussi une façon de pénaliser l’investissement des entreprises qui ne peuvent plus renouveler leurs équipements importés pour rester dans la compétition.
Dans un récent débat de promotion de son dernier livre, Taoufik Baccar, l’ex-ministre des Finances et ancien gouverneur de la Banque centrale, estime que la dévaluation du dinar imposée en 2016-18, par la Banque centrale a coûté à la Tunisie 18 milliards de dinars (20% du PIB). Il explique cela par deux raisons. Un : cette dévaluation n’a pas encouragé les exportations, comme l’a promis le gouverneur de la BCT. Deux : cette dévaluation a bradé les produits tunisiens destinés à l’exportation (huiles d’olive, agrumes, poissons, phosphate, etc.) et permis à plusieurs bailleurs de fonds internationaux de tirer profit de cette dévaluation pour mettre la main sur des actions, des actifs et des entreprises ayant injustement perdu de leur valeur réelle par la manipulation du taux de change par la Banque centrale, dans l’indifférence des gouvernements en place. A se demander si c’est de cela qu’il s’agit quand on évoque l’indépendance de la BCT.
Ceci explique cela : la Tunisie se trouve en déficit chronique de devises en dépit des dévaluations successives censées attirer les investisseurs internationaux et les devises avec. Et pour cause, le dinar a été sacrifié sur l’autel du pouvoir pour le pouvoir, par les 12 gouvernements qui ont gouverné la Tunisie post 2011. Ils ont tous dépensé sans compter, ignoré l’économie, accumulé déficit budgétaire se dopant d’une dette toxique.
Ils ont tous ou presque tricoté des lois, des mesurettes et des constitutions sur mesure… Les résultats sont criants : les gouvernements de l’après-2011, y compris le gouvernement de Bouden, continuent de démolir les fondamentaux économiques et les trajectoires de croissance sans rien bâtir, sans reconstruire. Ils ont concocté des institutions malléables et ne font rien pour les fondamentaux de l’économie, du bien-être collectif et individuel.
Le dinar utilisé comme une variable d’ajustement
La Banque centrale a utilisé la dévaluation du dinar comme variable d’ajustement pour couvrir les échecs des politiques monétaires, économiques et budgétaires.
La BCT a laissé flotter le dinar et se «noyer» doucement et sûrement! Sans venir à son aide et sans se soucier des impacts néfastes de ces dépréciations sur le pouvoir d’achat du citoyen.
La loi 2016 sur l’indépendance de BCT a été votée dans la précipitation par les islamistes de Ghannouchi, et sous la pression du FMI. Cette loi assume une responsabilité historique dans la déroute du dinar.
- Depuis 2016 le dinar a perdu 30% de sa valeur. Depuis, La BCT a acquis une certaine indépendance du gouvernement.
- Mais depuis lors, la BCT s’est mise à la solde du FMI et des bailleurs de fonds pour prôner toujours plus de flexibilité du dinar, traduction : plus de dévaluation et donc un moindre coût pour la force de travail, pour le made in Tunisia.
- L’institution d’émissions a réuni les conditions qui font que le dinar ne peut que se déprécier dans un trend continu qui ne trompe pas. Toutes ces dépréciations successives sont génératrices d’inflation et de dégradation du pouvoir d’achat.
- Toutes ces poussées inflationnistes sont nourries par la dépréciation du dinar. Et toutes ces poussées inflationnistes ont généré des hausses successives du taux directeur pour, dit-on, contrer l’inflation.
- Résultat : effondrement de l’investissement et aubaine pour permettre au le cartel des banques d’engranger des bénéfices colossaux, alors que l’économie n’arrive plus à créer de la croissance.
Piteux état… des réserves en devises
Les derniers mois, tous on a vu les réserves de devises détenues par la BCT dégringoler dangereusement. Et selon la même logique, moins de réserves en devises, c’est plus de risques de dépréciation du dinar.
Les dernières semaines, la BCT fait de son mieux en resserrant la vis aux d’autorisations pour échanger des devises contre des dinars. Trop peu, trop tard…
La BCT ne voulait pas gaspiller ses réserves en devises, justement pour contrer les méfaits de la guerre en Ukraine et la hausse des cours des produits alimentaires et énergétiques. Mais elle joue le jeu du monétarisme pur et dur, un monétarisme balisé par les diktats du FMI. Et les médias de masse sont acquis à la cause, par complaisance et souvent par ignorance.
La crise économique qui secoue le pays favorise la fuite des capitaux, et cela se mesure par le volume de devises et d’or, saisis par les services douaniers alors que ceux-ci sont destinés à l’exportation dans les régions frontalières, portuaires et aéroportuaires.
Dans l’immédiat et pour le court terme, la BCT doit arrêter l’hémorragie des devises. Elle doit réduire l’accès aux devises pour les secteurs non productifs, non essentiels et grands consommateurs de devises.
Elle doit rationner l’expatriation des profits des multinationales, et doit autoriser moins d’exportation en devises des profits des banques et sociétés multinationales implantées en Tunisie.
En même temps, la BCT doit encourager, par des taux de change avantageux, par exonération de frais bancaires, tous ceux qui sont capables d’exporter et de drainer des devises étrangères vers la Tunisie.
Pour un taux de change modulable et pondérable
Contrairement au concept du taux de change flexible, je propose, dans ce contexte précis, un taux de change modulable et pondérable selon les priorités économiques et selon les contingences, le temps de sortir de la crise actuelle.
Vous l’aurez compris, je propose que la BCT se retrousse les manches pour innover dans la modulation et la pondération de ses taux de change. Elle doit pondérer, moduler pour optimiser, en connaissance de cause et avec un sens de l’anticipation proactive et rationnelle.
La BCT peut par exemple faire en sorte que le dollar requis pour aller suivre la Coupe du monde de football au Qatar soit payé plus cher. Exemple, 40% plus cher.
Plus de 25 000 Tunisiens prévoient de s’y rendre, en achetant des milliers de dollars chacun. Ce déplacement souvent fait par une couche aisée de la population est une activité de loisir (sinon de luxe). Le peu de devises encore disponible doit privilégier l’importation des denrées rares et essentielles.
Des Tunisiens et des Tunisiennes meurent tous les jours parce qu’ils n’ont pas les médicaments requis et importés pour des chimiothérapies, pour des maladies chroniques banales, pour les pièces détachées des scanners et autres équipements médicaux. La Tunisie ne les importe plus faute de devises et faute priorisation des activités essentielles versus celles les moins essentielles. Les devises doivent prioriser les biens nécessaires (santé et alimentation), plutôt que les loisirs et les biens de luxe
La BCT peut aussi réduire les frais bancaires et même appuyer par des primes les exportateurs capables d’augmenter la marge leurs volumes de biens exportés. Une question d’arbitrage et de seuils à fixer de façon continue et rigoureuse. Le budget de l’État aussi peut concevoir des incitatifs dans ce cadre et de concert avec la BCT.
Les 1,7 million de Tunisiens et Tunisiennes résidents à l’étranger peuvent aussi être encouragés à rapatrier beaucoup plus de leurs épargnes en devises fortes. Le taux de change peut être modifié, ici aussi, par des truchements dans les agios et frais bancaires de gestion des comptes et des opérations. Une opération de marketing et une campagne de communication peuvent aider à mousser le patriotisme de ces expatriés pour sortir le dinar de sa trajectoire baissière, aidant indirectement le pouvoir d’achat.
L’idée ici consiste à inciter les expatriés à soutenir les réserves en devise, et indirectement le dinar et le pouvoir d’achat de leurs proches et familles d’origine.
On peut innover davantage, en sortant de la flexibilité du dinar conçue mur-à-mur, et favoriser un taux de change favorable au dinar, et conçu de manière modulable et pondérable.
* Economiste universitaire au Canada.
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