Il y a un paradoxe du pétrole. Mis à part la Russie, déjà une grande puissance bien avant l’avènement de l’ère industrielle, aucun pays producteur n’a pu accéder au niveau de développement que les dividendes colossales issues de son exploitation eussent normalement dû permettre. Les pays arabes n’ont certainement pas dérogé à la règle.
Par Dr Mounir Hanablia
En effet, le pétrole n’a permis ni la libération de la Palestine, ni l’union politique, économique, ou douanière. Pis, il a rendu possible des guerres désastreuses qui ont instauré la désunion et porté un coup sévère à l’idée même d’une communauté de destin de l’Océan au Golfe.
Mais si on ne peut souscrire qu’avec circonspection à l’opinion d’Emile Boustani selon laquelle au Moyen-Orient un pays n’est que le couvert politique et juridique au régime d’exploitation du pétrole local par les grandes compagnies, il n’en demeure pas moins qu’on ne peut écrire l’histoire de la région en la dissociant de son activité économique principale.
Une Histoire ponctuée par les fluctuations des prix du baril
Si en 1949 le Moyen-Orient ne représentait que 5% de la production mondiale, au début des années 70, il couvrait près de 55% des besoins mondiaux en hydrocarbures.
1949 fut l’année où le président syrien Hosni Zaïm, l’initiateur de la série de coups d’État dans son pays, avait donné son accord pour le passage du Tapline de l’Aramco de Dhahran en Arabie saoudite jusqu’au port syrien de Banyas. Hosni Zaïm avait vainement proposé à David Ben Gourion la reconnaissance de l’Etat d’Israël contre une partie du lac de Tibériade.
En 1951, l’Iran décidait de nationaliser son pétrole mais son premier ministre le Dr Mossadegh était renversé en 1953 par un coup d’Etat militaire à l’instigation de la CIA.
En 1956 le président Nasser s’inspirant du précédent iranien décidait la nationalisation du Canal de Suez et subissait l’agression militaire franco-britannique et israélienne désavouée par le président Eisenhower et l’Union Soviétique. Il devenait ainsi pour les foules arabes celui qui avait défié impunément les puissances coloniales.
En 1960, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) était créée pour faire face à la politique de maintien des prix à des niveaux très bas imposée par les grandes compagnies, mais en 1961 la sécession syrienne mettait un terme à la réalité politique de la République Arabe Unie.
En 1967 un embargo décidé après la débâcle militaire égyptienne était mis en échec, l’Iran (du Chah) ayant profité de la situation pour augmenter sa production et ses bénéfices.
En 1971, l’Algérie nationalisait son industrie pétrolière avec le soutien des autres membres de l’Opep.
En 1973 la guerre israélo-arabe aboutissait à un nouvel embargo contre Israël et ses soutiens. On a parlé de choc pétrolier. Le prix du pétrole surenchérissait de 400% en l’espace de 3 ans, mais en 1975 la guerre du Liban éclatait mettant fin à la prospérité de Beyrouth en tant que place financière principale du commerce international et l’invasion israélienne de 1982, conséquence de l’accord de paix avec l’Egypte, en parachevait la destruction.
1986 voyait un effondrement des prix contraignant certains producteurs à l’endettement et à une austérité mal acceptée par les populations, en particulier en Algérie où l’Etat, après les manifestations de mécontentement réprimées au prix de nombreux morts, s’engageait dans un processus démocratique, mais les élections législatives étaient suspendues face à la perspective d’un raz-de-marée islamiste, marquant le début de la décennie noire.
1991 était aussi l’année de la guerre du Golfe et du début de l’interventionnisme militaire américain dans la région qui atteignait son apogée en 2001 avec la guerre antiterroriste, en 2003 l’occupation militaire de l’Irak, en 2006 la guerre contre le Hezbollah et à partir de 2011, le Printemps arabe et les guerres en Libye, en Syrie et contre l’Etat Islamique.
Si les troupes américaines réduisent depuis 2014 leur présence dans la région, c’est qu’avec la technique du fracking, les Etats-Unis sont devenus des producteurs importants de pétrole de roche et de gaz de schiste et que d’autres priorités stratégiques se sont imposées.
Les revenus du pétrole érodés par l’inflation
Cette énumération, à la fois brève et fastidieuse, des principaux évènements dont le monde arabe a été principalement le théâtre ne doit pas occulter certaines réalités : l’Histoire de la région est celle des fluctuations des prix du baril, et celui-ci ne dépend pas que de la loi de l’offre et de la demande, loin de là. Un exemple l’indique: à la fin de la guerre Iran-Irak, la production de ces deux pays s’était effondrée, et paradoxalement, les prix aussi. Un contre-exemple va dans le même sens: malgré les sanctions contre le Venezuela, l’Iran, et la Russie, les prix demeurent élevés mais ne flambent pas, la production américaine et la mise en activité des nouveaux champs gaziers en Méditerranée orientale l’expliquant quelque peu.
Le fait que l’Amérique (et Israël) soit désormais un grand pays producteur est déjà en soi même un facteur indépendant dont l’effet sur le marché est incontestable. C’est d’autant plus remarquable que, malgré tous les efforts entrepris depuis les années 60 par l’ensemble des pays producteurs aboutissant aux nationalisations des installations et des réserves énergétiques, ou à des prises de participation de plus en plus importantes dans les consortiums pétroliers, ils n’ont jamais pu contrôler le marché des hydrocarbures afin d’en imposer les prix et les intérêts divergents de ses membres n’expliquent pas tout.
La réalité est que, conservateurs ou révolutionnaires, les pays arabes producteurs sont demeurés tributaires des consommateurs en tant qu’importateurs de technologies, de biens de consommation, de produits alimentaires, et ils n’ont jamais pu diversifier leurs exportations en produisant des produits agricoles ou à haute valeur ajoutée.
Dans le même temps, ils ont fait le choix d’investir leurs énormes bénéfices dans les principales places financières internationales, accroissant ainsi leurs dépendances, alors que depuis 1971, le dollar, principale monnaie des transactions, devenant flottant, n’était plus convertible en or. Cela signifiait que les revenus retirés du pétrole seraient désormais érodés par l’inflation. Et après le choc pétrolier les pays consommateurs ont pris l’initiative de constituer des stocks d’hydrocarbures susceptibles d’assurer leur autosuffisance pendant plusieurs mois.
De surcroît, depuis 1993 avec la suppression du Glass Steagall Act, les banques d’investissement renforcées par les capitaux issus du pétrole ont l’opportunité de spéculer sur les prix des matières premières, et cette réalité a encore accru la dépendance des pays producteurs des fluctuations du marché. La boucle sera bouclée quand ces derniers, désormais incapables d’assurer une redistribution suffisante de la manne financière à leurs populations, et convertis à l’économie libérale, ouvriront leurs sociétés pétrolières nationalisées à des prises de participation de plus en plus importantes par les capitaux étrangers, en particulier en Irak sous occupation américaine.
Un état de dépendance structurelle
Peut-on dès lors parler de malédiction du pétrole? Sans nier l’importance cruciale de l’énergie pour les économies des pays occidentaux qui aurait rendu illusoire toute perspective de leur part d’en abandonner le contrôle, il aurait fallu des efforts autrement plus importants pour se libérer de l’état de dépendance structurelle qu’ils imposent et qui n’est que le reflet de leur puissance.
En réalité, les détenteurs de la puissance issue du pétrole n’en sont pas les propriétaires mais ceux qui ont la capacité d’en investir les capitaux et de les faire fructifier, autrement dit le marché financier mondial dont les décideurs se situent à Londres et à Wall Street, et dont la flotte américaine constitue le gros bâton.
Ainsi les producteurs géants sont demeurés des nains financiers, et ils n’ont jamais pu créer un secteur bancaire sous leur contrôle capable de soutenir leurs intérêts dont l’importance soit proportionnelle à leurs bénéfices.
L’examen d’une carte géographique démontre aisément avec quel soin les frontières ont été tracées. Les grands pays arabes producteurs ayant des populations minuscules sont enclavés au fond d’une voie d’eau étroite, le Golfe arabo-persique, dont ils ne contrôlent pas la circulation maritime ainsi que l’a démontré la guerre Iran-Irak. Et le poids lourd de la région, l’Arabie Saoudite, n’assure pas la liberté du trafic maritime dans le détroit de Bab El Mandeb, ainsi qu’en a apporté la preuve depuis 2015 la guerre ruineuse du Yémen contre les Houthis.
Enfin, les pays les plus peuplés et les plus marquants de la région, sont soit privés de pétrole, cas de l’Egypte et dans une moindre mesure de la Syrie, tous deux désormais également menacés d’une pénurie d’eau, soit de façade maritime, à l’instar de l’Irak. La Libye a dans les faits été divisée en deux entités indépendantes, le Soudan aussi, et rien ne prouve qu’un sort semblable ne soit pas réservé à l’Algérie.
La réalité est que les bénéficiaires de la manne financière du pétrole, autrement dit les pouvoirs politiques et leurs clientèles, et on pense en particulier à l’Algérie, n’avaient aucun intérêt à ce que les choses évoluent dans leurs pays, et mis à part le Koweït, ils n’ont que rarement eu à rendre des comptes sur leurs gestions des ressources nationales.
D’un autre côté, les besoins en énergie de plus en plus importants de la Chine et de l’Inde permettent désormais aux producteurs de s’affranchir quelque peu du seul marché occidental, du moins commercialement. En réalité, stratégiquement, ils n’en ont que plus d’importance. Mais avec le réchauffement climatique, l’exacerbation de la concurrence, l’apparition des énergies renouvelables, et l’épuisement des ressources, il n’est pas certain que cet état des choses perdure. Une réalité demeure néanmoins indiscutable: dans la compétition féroce que se livrent les principales puissances pour le contrôle du monde, les pays arabes, producteurs ou non, ne sont que des enjeux, et ne maîtrisent nullement leurs destinées.
Médecin de libre pratique.
‘‘Aux pays de l’or noir : Une histoire arabe du pétrole’’, par Philippe Pétriat, édition Gallimard, collection Folio Histoire, Patis 2021, 464 pages.
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