Tunisie : bilan de deux ans de pouvoir personnel de Kaïs Saïed  

Le 25 juillet 2023, jour de célébration du 66e anniversaire de la République Tunisienne, marque également deux ans depuis que le président Kaïs Saïed a pris tout le pays par surprise en annonçant des mesures d’exception. Cette décision a entraîné le limogeage du gouvernement, la dissolution du parlement et l’établissement d’un pouvoir personnel. Mais, quel est le bilan de ce deux ans de pouvoir presque absolu ? 

Par Hssan Briki

Hier, lundi 24 juillet, l’organisation I Watch a tenu une conférence de presse pour présenter son rapport spécial intitulé «Said Meter : deux ans depuis l’adoption de mesures exceptionnelles».  L’organisation a considéré que le bilan du président de la république est négatif par rapport à ses promesses, car seules 5 de ses 49 promesses électorales ont été tenues, soit environ 10%. 

En effet, la plupart des évaluations techniques de I Watch portaient sur des promesses que le président n’avait pas initialement faites, mais qui recensaient plutôt certaines réalisations partielles, telles que l’école de Jebel Semmama, qui ne dépassait pas les prérogatives d’un maire.

Les mesures prises le 25 juillet ont été établies sur des principes majeurs énoncés par le président lui-même : rendre la souveraineté au peuple, construire une véritable démocratie, corriger le cours de la révolution, sauver l’État et la société…

Ces déclarations de principe ne sont pas des promesses spécifiques, mais des slogans généraux qui cherchent, dans leur contenu, à mettre fin à la situation antérieure, à rompre avec les absurdités et les dérapages du passé, et accomplir des progrès économiques tout en préservant et en soutenant les acquis politiques liés aux libertés et à la démocratie. 

Un consensus quasi général

Ce slogans s’inscrivait parfaitement dans la volonté populaire, si bien que les mesures prises ont bénéficié d’un consensus quasi général, difficilement égalable, à tel point que tout le monde les a ignorées à l’époque ou a parfois choisi de faire abstraction de leur légitimité, malgré le flou général qui entourait leur mise en œuvre.

Les citoyens se sont simplement accrochés à l’idée de sortir de la médiocrité de la situation antérieure et ont placé leurs espoirs en la capacité du président à les mettre en œuvre. Aussi, l’évaluation réelle devait-elle s’inscrire dans le cadre des principes généraux énoncés et des mesures dans lesquelles elles étaient censées être traduites depuis le 25 juillet 2021. 

Tout d’abord, sur le plan politique, la plupart des mesures prises depuis juillet 2021 sont de nature politique et constitutionnelle et concernent la mise en place d’institutions et de procédures juridiques. Cela peut être en lui-même la première défaillance, car l’une des principales critiques adressées par le peuple aux gouvernements d’avant le 25-Juillet était de s’être occupé des aspects politiques et juridiques au détriment des réalités économiques et sociales. Une détestable tradition que Kaïs Saïed a fait perdurer…

En ce qui concerne le contenu de ces mesures, elles sont en contradiction totale avec les principes majeurs énoncés.

Des législateurs aux ordres de l’exécutif

La consultation nationale sur les réformes à entreprendre a largement été boycottée par la majorité de la scène politique, ce qui s’est traduit par une très faible participation de 4,6% des Tunisiens.  

La volonté des participants n’a pas été respectée, puisque le pourcentage de ceux qui ont voté en faveur de la réforme de la Constitution de 2014 a dépassé celui en faveur d’une nouvelle constitution (38% contre 36%). Faisant fi du choix populaire, le président Saïed a tenu à faire promulguer une nouvelle constitution.

Une commission nationale a été mise en place pour rédiger la Constitution en l’absence (ou en l’exclusion) de la majorité des partis politiques, mais la loi fondamentale élaborée par cette commission a été jetée aux orties, et le président a fini par écrire lui-même une constitution conforme à ses désidératas personnels.

Le référendum constitutionnel organisé par la suite était dénué des conditions minimales d’objectivité et d’honnêteté. Au final, la nouvelle constitution a été approuvée mais avec une faible participation estimée à 30,5%, au-dessous de tous les seuils mondiaux pour un referendum.

Les élections législatives organisées dans la foulée ont donné naissance à un parlement sans grandes prérogatives, avec des pouvoirs très faibles, même en comparaison avec la plupart des systèmes hyper-présidentiels connus dans le monde. Le taux de participation au vote a également été parmi les plus faibles jamais organisés dans le monde (11%). Ce qui réduit la légitimité populaire d’une assemblée aux ordres de l’exécutif.

En ce qui concerne la responsabilité politique, les arrestations de certaines personnalités politiques, notamment celles issues du parti islamiste Ennahdha, ont certes calmé l’ire du peuple, mais jusqu’à présent, aucun dossier d’accusation n’a abouti, avec des détentions prolongées et des arrestations forcées souvent suivies de libérations, d’interdictions de voyage suivies d’autorisations, en l’absence de toute transparence et de toutes garanties d’équité et de respect des procédures. 

Grave méconnaissance des problèmes structurels

Sur le plan économique et social, le bilan du président Saïed est très négatif et suscite l’insatisfaction du peuple. La détérioration de la situation n’est certes pas imputable au seul président de la république, mais ce dernier a montré une grave méconnaissance des problèmes structurels auxquels il a souvent réagi de manière impulsive et irréfléchie qui a approfondi la crise.

Les mesures que Saïed a prises pour lutter contre la spéculation et faire pression sur les prix ont toutes eu des résultats inverses. En assimilant tous les problèmes à un complot ourdi contre sa propre personne, Saïed s’est égaré lui-même et a été dans l’incapacité de régler les problèmes concrets qui se posaient aux Tunisiens : hausse des prix, baisse du pouvoir d’achat, pénuries de produits de première nécessité (carburants, céréales, sucre, café, thé, médicaments…), coupures d’eau et d’électricité, etc., problèmes qui atteignent des seuils critiques.

En ce qui concerne les réformes majeures que le peuple attendait pour rompre avec un vieux schéma de développement érodé, aucune mesure concrète n’a été prise jusqu’à présent. Le président aurait bien pu utiliser la facilité de gouverner par décrets pour faire passer les réformes les plus urgentes et qui sont en suspens depuis plus de 10 ans. Mais il ne l’a pas fait, par populisme et par calcul électoraliste.

Graves violations des droits et libertés

Quant aux libertés et aux droits de l’homme, la plupart des organisations nationales et internationales reprochent au président Saïed de graves violations dans ce domaine. Elles lui reprochent aussi d’avoir mis entre parenthèse l’indépendance du pouvoir judiciaire, limogé par décret une cinquantaine de magistrats sur la base de rumeurs sans fondement. Ainsi que les atteintes à la liberté d’expression et de presse, restreintes par l’article 54, qui a créé un climat général de peur propice à l’autocensure.

Même si le président n’a pas directement interféré dans certaines affaires, l’excès de zèle de l’administration a entraîné une série de violations des droits et libertés, comme ce qui s’est passé à la dernière Foire du livre de Tunis, où des ouvrages ont été censurés, avant d’être remis en circulation. 

On ne peut certes pas douter de la sincérité du président et de ses bonnes intentions, mais l’évaluation du parcours d’un chef de l’exécutif, qui plus est, accapare tous les autres pouvoirs, ne tient pas compte seulement de ses intentions, de ses discours et de ses déclarations de principe, mais analyse aussi ses réalisations concrètes, lesquelles, dans le cas du président Saïed, sont en nette contradiction avec ses dires. 

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