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J’accuse…

Kasserine-affrontements

Les événements de Kasserine prouvent, s’il en est encore besoin, que le peuple tunisien a été trahi par son élite politique, aussi incompétente et qu’irresponsable.

Par Ridha Kéfi

Les affrontements opposant des groupes de jeunes et les forces de l’ordre, qui ont causé la mort, hier soir, de l’agent Soufiene Bouslimi, à Feriana, gouvernorat de Kasserine, risquent de s’étendre à d’autres régions du pays et de mettre en péril la sécurité et la stabilité dans le pays, déjà fortement atteinte par les attentats terroristes du Bardo, de Sousse et de Tunis.

Des revendications légitimes

Ces affrontements, qui ont atteint un haut degré de violence, avec des attaques contre des institutions de l’Etat et des dégradations de biens publics, étaient prévisibles et presque programmés. Et pour cause : cinq ans après la révolution du 14 janvier 2011, rien n’a changé (ou presque) dans ces régions qui s’étaient élevées contre la dictature de Ben Ali : chômage toujours élevé, infrastructures publiques rudimentaires, taux de pauvreté en hausse, dégradation du niveau de vie des populations, etc.

La raison de cet immobilisme est simple : les gouvernements qui se sont succédé en 5 ans étaient incapables de répondre aux attentes des habitants des régions défavorisées et de réaliser ne fut-ce qu’une partie de leurs promesses électorales.

En fait, les membres de ces gouvernements ont montré, toutes tendances politiques confondues, une incompétence crasse et un manque d’imagination. Pour preuve : ils ont continué à servir les mêmes recettes éculées de l’ancienne dictature. Même les programmes de développement souvent évoqués, et qui sont censés changer radicalement le visage de ces régions, sont tirés des tiroirs de l’administration de Ben Ali et simplement réchauffés. Or, ce n’est pas avec du vieux que l’on peut faire du neuf, les mêmes causes engendrant les mêmes effets. Il fallait changer de logiciel, de méthode, de style, de paramètre, etc., et s’adapter aux nouvelles réalités où la libération de la parole à exacerbé les revendications, du reste légitimes.

Ironie du sort : on se rend compte, aujourd’hui, que la dictature de Ben Ali avait aussi du bon. Pour deux raisons au moins : d’abord, elle a laissé un pays encore en état de fonctionner, avec des finances publiques plus ou moins équilibrées, et qu’il aurait juste fallu réorienter vers plus d’égalité entre les classes et les régions. Ce qui, malheureusement, n’a pas été fait. On a, au contraire, plombé les finances publiques, creusé les déficits, renforcé l’endettement extérieur et aggravé, ce faisant, la dépendance du pays vis-à-vis des puissances et bailleurs de fonds extérieurs.

Deuxième raison et pas des moindres : la dictature de Ben Ali a servi de feuille de vigne qui nous a longtemps caché l’incompétence et la futilité de ses opposants qui, au pouvoir depuis 5 ans, n’ont fait qu’étaler au grand jour cette incompétence et cette futilité. Ce qui se passe depuis quelques jours à Kasserine prouve de manière éclatante que le peuple tunisien a été trahi par son élite politique, aussi vaniteuse qu’inconsistante voire irresponsable.

Mais quand on a écrit cela, on n’a encore rien dit, car il ne s’agit pas de diluer les responsabilités, mais de désigner, nommément s’il le faut, les responsables de cette situation de blocage et d’instabilité où se trouve, aujourd’hui, la Tunisie. Et là, que l’on me permette d’enlever les gants et de nommer ces irresponsables qui ont fait et continuent de faire tant de mal au pays. Et d’abord, en partant des événements violents dont Kasserine est le théâtre depuis plusieurs jours.

Les «camarades» rêvent du Grand soir

J’accuse donc l’extrême gauche, autour de Hamma Hammami, qui s’emparant d’un vrai problème social, le chômage des diplômés, en a fait un cheval de bataille pour partir à l’assaut d’un Etat qui, face aux coups de boutoir du terrorisme et du marasme économique, ne sait plus où donner de la tête.

Face à une jeunesse rendue «inflammable» par la précarité, les camarades de Hammami ont cru pouvoir craquer une allumette. La suite on la connaît : la mort électrocuté de Ridha Yahyaoui, dimanche dernier, alors qu’il montait sur un poteau électrique pour s’immoler par le feu, a provoqué des mouvements de protestation, d’abord pacifiques puis violents, qui n’ont pas tardé à dégénérer en affrontements avec les forces de l’ordre.

Et quand, sous la coupole de l’Assemblée, un autre dirigeant de Front populaire, le député Ammar Amroussia, se met à crier que «la deuxième révolution est en marche», on peut estimer qu’il a donné là un signal fort aux militants de l’Union générale des étudiant tunisiens (Uget, syndicat de gauche) et de l’Union des diplômés chômeurs (UDC, proche de l’Uget) et à tous les jeunes chômeurs dans les régions pour descendre dans la rue et aller à l’assaut des institutions publiques. Ce qui, d’ailleurs, a lieu depuis deux jours, et pas seulement à Kasserine.

Un pyromane nommé Marzouki

J’accuse aussi l’ancien président provisoire de la république Moncef Marzouki. Non content de n’avoir rien fait, durant les trois ans qu’il a passés au Palais de Carthage, pour améliorer la situation des citoyens dans les régions défavorisées, auxquels il avait pourtant promis monts et merveilles, le voilà qui se rebiffe, monte sur ses grands chevaux, lance ses adeptes (milices islamo-anarchistes du genre Ligues de protection de la révolution) à l’assaut des forces de l’ordre et appelle à la tenue d’un Congrès de salut national. Traduire : dissoudre les institutions politiques issues des élections de 2014 – qu’il a lamentablement perdues lui et son parti, le CPR – et mettre en place un nouveau pouvoir de transition.

Avec de tels pyromanes, toujours prêts à mettre le feu mais absents quand il s’agit de l’éteindre, la Tunisie n’est décidément pas encore sortie de l’auberge.

La stratégie de pourrissement d’Ennahdha

J’accuse également Rached Ghannouchi et le parti islamiste Ennahdha, dont la duplicité n’a d’égal que l’irresponsabilité. Voilà un parti qui a un bout de pied dans le gouvernement, et le reste du corps dans une opposition destructrice, et qui s’emploie, sous couvert d’alliance avec ses adversaires laïcs de Nidaa Tounes, à semer la zizanie dans ce parti pour l’affaiblir et le détruire de l’intérieur.

Ennahdha, qui n’est pas à une ambiguïté près, ne rate aucune occasion pour crier son soutien au gouvernement Habib Essid, tout en s’employant, en sous-main, à travers ses réseaux d’activistes, à miner le pays et à y semer les graines de la discorde.

Il suffit, à cet égard, de constater les contradictions flagrantes entre déclarations mielleuses et faussement consensuelles des responsables d’Ennahdha et le discours haineux et incendiaire que tiennent ses militants de base, notamment dans les régions, pour comprendre cette stratégie de pourrissement mise en place par les islamistes depuis leur départ forcé du gouvernement en janvier 2014.

Caïd Essebsi, un président à éclipses

J’accuse aussi Béji Caïd Essebsi, ci-devant président de la république, chef d’Etat à éclipses, toujours présent pour les cérémonies et les honneurs, surtout à l’étranger, et qui se cache très courageusement quand les devoirs liés à sa haute charge l’appellent à prendre les devants et à parler à son peuple, pour calmer ses angoisses et le rassurer.

Non content d’avoir laissé Nidaa Tounes, le parti qu’il avait créé et qui l’a porté à la présidence de la république, dépérir sous son regard impuissant à cause des manoeuvres putschistes de son propre fils, Hafedh Caïd Essebsi, manipulé par une cour de courtisans constituée de la racaille des RCDistes (car il y en a de bons et de loyaux, qui ont préféré quitter Nidaa), de gros pontes de la contrebande et du marché parallèle et de quelques affairistes au service de forces étrangères, voilà que M. Caïd Essebsi manque à son devoir d’assistance à son peuple en danger.

On n’a pas élu un président pour les besoins du protocole et pour qu’il se la coule douce, mais pour être là quand tout va mal et que le peuple a besoin qu’on lui parle, qu’on panse ses blessures et qu’on lui redonne espoir. Et là, on voit toute la différence entre l’ancien président Habib Bourguiba, qui aurait sans doute pris la parole dès le déclenchement des mouvements de protestation, et l’actuel président qui se proclame tapageusement de l’héritage bourguibien, mais qui tarde encore à apparaître à la télévision pour parler à son peuple.

On notera, au passage, qu’en pleine tension à Kasserine, Béji Caïd Essebsi est allé avec les membres de sa famille se recueillir au mausolée de Sidi Bou Saïd El-Béji : on voit là la distance incommensurable qui sépare un chef d’Etat de son peuple.

Essid dans sa cage dorée

J’accuse, également, last but not least, Habib Essid, un improbable chef de gouvernement, qui fait mine de gouverner mais dont on imagine les pressions de toutes sortes auxquelles il est soumis de la part des partis politiques qui l’on coopté pour ce poste. Car, au moment où les agents de l’Etat, à Kasserine, Sidi Bouzid, et ailleurs, faisaient face à la colère des manifestants parfois violents, ce technocrate pur jus a cru devoir partir au Forum économique de Davos, en Suisse, et d’amener avec lui une délégation comprenant plusieurs ministres. «Pour appeler les investisseurs à venir en Tunisie», a-t-il expliqué, hier soir, au télé-journal de 20 heures sur la chaîne publique Wataniya 1. «Quel investisseur étranger accepterait de venir dans un pays qui n’est même pas fichu d’assurer la sécurité à l’intérieur de ses frontières?», serait-on tenté de lui demander. N’aurait-il pas dû annuler ce voyage, qui n’avait aucune urgence, au regard de la situation difficile dans le pays? Son inénarrable ministre du Développement, Yassine Brahim, qui est allé, lui aussi, faire du tourisme à Davos, n’aurait-il pas dû rester au pays pour essayer d’expliquer aux jeunes chômeurs pourquoi tous les plans de développement échafaudés au cours des 5 dernières années ont-ils tous échoué et n’ont pu redonner espoir aux populations marginalisées et abandonnées à leur sort?

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