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Culture et politique : Le maillon manquant

Sonia-Mbarek-Caid-Essebsi

La ministre de la Culture Sonia Mbarek prêtant serment devant le président Caïd Essebsi.

Un ministre de la Culture ne devrait pas se contenter de distribuer des subventions. Il doit, surtout, défendre les valeurs d’une citoyenneté participative et créatrice.

Par Yassine Essid

En accédant au pouvoir, Nidaa Tounes et ses alliés ont fait croire au bon peuple, débarrassé provisoirement des islamistes, qu’une alternance lisible était désormais certaine, que leur arrivée aux commandes se traduirait par une gouvernance vraiment efficace et l’amélioration, dans la liberté, des conditions de vie de la population, portée par des hommes nouveaux qui allient compétence à vision de l’avenir.

Ce fut bien sûr un leurre qui a permis dès le départ d’entretenir un système de consanguinité aussi bien que d’affinité avec l’opposition islamiste qu’on qualifia de gouvernance technique d’union nationale, seule formule, selon certains, pour faire face à la crise.

Le rêve des électeurs réduit à néant

Cette révoltante imbrication avec Ennahdha, qui n’était au départ qu’une façon de transcender les clivages politiques pour le bien du pays, est devenue, à terme, une pratique largement banalisée et un symbole d’entente entre frères ennemis. Ne pas y adhérer reviendrait par conséquent à choisir la formule suicidaire du repli ultragauchiste d’un Hamma Hammami ou autre figure du délire politique.

On a alors dès le départ opté pour un novice en politique, Habib Essid en l’occurrence, intronisé Premier ministre. Quoi de mieux, dit-on, qu’une personnalité docile et parfaitement attentive aux relations entre Caïd Essebsi et Ghannouchi qui de concert avaient assimilé l’idée qu’il fallait faire participer, même symboliquement, Ennahdha au gouvernement. L’un, pour réduire les capacités de nuisances d’un grand parti d’opposition, l’autre, pour se prémunir contre toute tentative de dévoiler les turpitudes politiques d’un mouvement qui a eu largement le temps de propager sa vision de l’islam radical. Ainsi, tous les péchés furent blanchis et tout fût de neige.

Le dernier remaniement du gouvernement Essid est une édifiante démonstration quant à la part importante que s’octroient aujourd’hui les islamistes dans le processus de façonnement de la politique du gouvernement. Son excellence, Béji Caïd Essebsi, peu regardant concernant l’éthique politique, a réussi à réduire à néant le rêve de ses électeurs et, dans sa détermination démoniaque à faire exploser son propre parti, a poussé vers la sortie les têtes émergentes, victimes de dommages collatéraux.

La dimension culturelle en question

L’opinion générale sur la composition du nouveau gouvernement n’est pas superbement transcendante. Je laisse le commentaire de ce nouveau panorama à la curiosité avide d’autres confrères qui feront étalage de leur état d’âme sur ceux qui arrivent, qui partent et qui bougent.

Pour ma part, tout en la soustrayant à la vaine anecdote et sans désinvolture condescendante, je m’arrêterai à l’énigmatique nomination de Sonia Mbarek comme ministre de la Culture. Musicienne de son état, elle possèderait, paraît-il, des connaissances plus étendues que celles dont disposent en général celles qui font métier de cantatrice.

Un artiste est, par définition, celui qui pratique l’un des beaux-arts. Dans ce cas, sa place est derrière un pupitre et devant une partition s’il est instrumentiste, sur scène s’il est chanteur ou comédien, dans son atelier s’il est peintre ou sculpteur. Un artiste peut aussi exceller dans un domaine précis de l’artisanat: l’horlogerie et la haute-couture, par exemple, suscitent-elles aussi des émotions nouvelles, indéfinissables.

Enfin, on peut mener, lorsqu’on est riche, une vie d’artiste en évitant simplement toutes les vicissitudes de la vie qui va. Or, on conçoit rarement un artiste derrière un bureau en qualité de haut fonctionnaire responsable de la gestion quotidienne du personnel et des deniers publics.

Un ministre de la Culture, contrairement à la perception primaire qui veut qu’un médecin ferait un bon ministre de la Santé ou qu’un sportif, même s’il n’a pas dépassé le collège, un excellent ministre des Sports, n’est pas simplement un poste parmi d’autres à pouvoir.

La vraie question est de savoir de quelle façon la dimension culturelle sera-t-elle partie prenante de l’action du gouvernement. M. Essid, hier avec Latifa Lakhdhar, aujourd’hui avec Sonia Mabrek, a-t-il suffisamment conscience de la synergie entre culture, création des richesses, développement, justice, égalité, liberté individuelle, bien-être social, efficacité administrative et croissance économique? Car la technologie ne peut fonctionner efficacement sans personnel qualifié, la créativité industrielle et l’innovation échouent si le milieu culturel et les structures mentales n’y sont pas préparés. Tous ces domaines relèvent d’un défi commun, d’un processus dans lequel le ministère de la Culture doit être un acteur agissant.

La défense des valeurs

Par ailleurs, et c’est là que le bât blesse, comment revaloriser le culturel sans la réforme de l’institution éducative par le retour à la rigueur de l’écriture, à la justesse de l’expression, à l’usage des langues étrangères qui rendent possible l’accès à l’information scientifique, technique et littéraire, indispensable à la croissance et qui constituent une part essentielle de la culture?

La quête de l’identité culturelle n’a-t-elle pas été par le passé une affaire d’«authenticité» culturelle, puis d’affirmation de soi par le rejet de l’Autre, puis de retour aveugle au passé, puis d’unilinguisme, puis d’indépendance culturelle à travers l’intégrisme religieux, pour finir par le radicalisme et le terrorisme, le tout s’épanouissant sur le malin terreau de l’ignorance?

Or ce qui est à l’honneur en matière de culture dans la conception des politiques de ce pays, c’est que la promotion des beaux-arts devrait se faire par des femmes ou des hommes artistes, soit ! C’est alors à sa voix, un don donné par la nature à l’interprète musicienne, que ce choix a été fait. Pourtant ce talent est un outil obsolète pour exercer une fonction qui, à l’âge du  numérique et de la culture mondialisés, ne rime plus à rien.

C’est pour cette raison que l’action d’une ou d’un ministre de la Culture est simplement d’affecter à certains, souvent à perte, des subventions décidées sur des bases subjectives et contestables, ou en priver certains autres qui attendent que l’État leur en propose des aides à la hauteur de leur contribution. Ils passent ainsi le plus clair de leur temps à saupoudrer les deniers de l’Etat en recevant des solliciteurs de tout acabit. Le reste du temps est consacré à répondre à une demande culturelle à géométrie très variable: inaugurer des festivals ou des musées, visiter des expositions et assister à d’autres manifestations plus populaires.

Une ou un  ministre de la Culture devrait pourtant avoir conscience de la nécessité de défendre des valeurs, de sensibiliser le public à la question des femmes ou des jeunes, au respect de l’environnement, ses causes et ses conséquences dans le quotidien et à long terme. Bref d’agir en s’impliquant dans d’autres domaines que la culture stricto sensu. Ne pas comprendre cette mission, c’est comme dissocier la voix de ce qui est dit. Une chanteuse telle Sonia Mbarek doit apprendre désormais à penser sa voix plutôt qu’à chanter.

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