Le 3 mars est le jour anniversaire du discours du célèbre discours de l’ancien président tunisien Habib Bourguiba à Jéricho (Ariha) en 1965.
Par Farhat Othman
Eu égard à son actualité brûlante, il est de bon ton de rappeler ce discours, appelant notre diplomatie à agir pour la paix en Palestine en puisant dans le legs de ce grand de Tunisie au lieu de laisser continuer à gesticuler inutilement les saltimbanques des la politique politicienne.
Le retour à la légalité internationale
Il importe aussi à l’Occident, ainsi qu’à ses soutiens et protégés arabes et musulmans, mais aussi israéliens, de convenir de la nécessité impérative de la justesse de la sagesse bourguibienne et de l’acceptation du retour à la légalité internationale.
Aujourd’hui, cela pourrait prendre la forme d’une réunion au plus haut niveau de tous les pays de la Méditerranée pour décider une paix immédiate en Palestine dans le cadre de ce qui pourrait être un espace de démocratie méditerranéenne. Première pierre d’une future aire de civilisation entre l’Orient et l’Occident, cela supposera la reconnaissance d’Israël par les Arabes avec la réactivation de la seule légalité internationale valide, celle du partage de 1947.
Ce qui se ferait moyennant une libre circulation humaine à instaurer sans plus tarder en Méditerranée entre l’Europe et tout État démocratique, ou en passe de l’être au sud de la Méditerranée, qui le manifeste par la réforme juridique interne abrogeant de son droit toutes les graines de la haine nationale et internationale alimentant le terrorisme et se résoudrait à normaliser ses relations avec l’État d’Israël.
Normaliser les relations avec Israël
La Tunisie, actuellement menacée par l’hydre terroriste, et qui n’est que pièce d’un puzzle mondialisé, doit relever un tel défi que lui adressent ses ennemis de l’intérieur comme de l’extérieur. Et elle le ferait en renouant de la meilleure façon avec l’héritage de Bourguiba qui doit faire consensus en osant reconnaître l’État d’Israël dans le cadre d’un retour à la légalité internationale et d’une Méditerranée lac de paix où les humains circuleront librement.
On l’a d’ailleurs vu lors des commémorations du souvenir de Bourguiba, on se réclame de plus en plus de son héritage, y compris parmi ses ennemis ou ses plus proches l’ayant abandonné à sa détresse. Ce qui est surprenant, toutefois, c’est que l’on se garde chez les uns et les autres de rendre hommage à ce qui a contribué à façonner l’image de visionnaire sur le plan international de notre grand homme : son attitude dans le conflit de Palestine.
Mémorable et courageuse, la position de Bourguiba reste plus que jamais d’actualité. S’il est un legs pour faire consensus dans la Tunisie révolutionnaire, c’est bien cet appel au retour, aussi bien pour la Tunisie que pour le monde arabe, à pareille vision saine du conflit israélo-palestinien. Surtout en ce moment de turpitudes généralisées où certains inconscients, sur la scène politique nationale, en sont arrivés jusqu’à demander à constitutionnaliser une abracadabrante initiative de criminalisation de la nécessaire normalisation des rapports avec Israël.
On mesure donc à quelle régression mentale on a atteint, non seulement au niveau de la diplomatie tunisienne, mais plus généralement toute la politique en Tunisie. Et pareil constat est d’autant plus accablant qu’on se rappelle que, dès les années soixante, Bourguiba appelait déjà à normaliser les rapports des Arabes avec la réalité incontournable de l’État d’Israël.
Que des saltimbanques de la politique se payent aujourd’hui leur luxe xénophobe d’aller contre le sens de l’histoire, continuant de ne qualifier que d’entité un État bien plus réel que certains États arabes, serait frivole s’il n’était mortel pour l’arabité même.
Bourguiba et Nasser: deux visions aux antipodes. L’histoire donnera raison à la clairvoyance du Tunisien.
Aussi, il n’est certainement pas inutile de rappeler en cette occasion mémorable et à ces esprits déconnectés des réalités ce que disait Bourguiba dans son fameux discours de Jéricho du 3 mars 1965.
Partant du désastre subi par les Arabes dix-sept ans auparavant — désastre qui n’a fait que s’aggraver depuis —, rappelant la solidarité évidente du peuple tunisien manifesté par le concours à la guerre de jeunes et de vieux volontaires Tunisiens pour la défense de ce qu’ils considéraient une seconde patrie, le premier des Tunisiens y insiste sur ce fait capital que nos dirigeants actuels continuent d’oublier, à savoir que «nous pensons en Tunisie que notre action ne se circonscrit pas à l’intérieur de nos frontières».
C’est que la Tunisie, dit-il, doit non seulement soutenir les mouvements justes des causes de libération des peuples, mais aussi et toujours dire le vrai et y appeler sur la scène internationale.
Revenir au droit international
Soutenir cela ne suppose toutefois pas de se laisser aller à faire n’importe quoi, car la politique est loin d’être une gaminerie ni de la pure jonglerie. Aussi, comme le rappelle Bourguiba aux Palestiniens qu’il harangue : «Vous êtes les titulaires d’un droit violé; à ce titre, vous vous devez d’être à la première ligne du front ouvert pour la reconquête de la Palestine… votre rôle dans la lutte est primordial».
Voilà qui est dit et bien dit il y a si longtemps déjà et qu’on n’a pas eu la sagesse d’écouter ni de mettre en application : si la Palestine appartient aux Palestiniens, leur cause aussi est leur affaire.
Ce que rappelle Bourguiba est toujours d’actualité puisque nombre d’Arabes veulent être plus royalistes que le roi en continuant, pour d’évidentes raisons de politique interne, à vouloir se substituer aux Palestiniens dans la gestion de leur cause.
Qu’est-ce d’autre de leur part, sinon une ingérence dans les affaires palestiniennes, cette prétention de criminaliser toute relation avec l’État hébreu quand les Palestiniens, les premiers concernés, ont fini par réaliser la nécessite de contacts directs avec Israël et l’ont concrétisée ?
Courageux et lucide, Bourguiba ose soutenir en 1965, en Palestine même que «l’enthousiasme et les manifestations de patriotisme ne suffisent point pour remporter la victoire. C’est une condition nécessaire. Mais elle n’est pas suffisante. En même temps que l’esprit de sacrifice et de mépris de la mort, il faut un commandement lucide, une tête pensante qui sache organiser la lutte, voir loin, et prévoir l’avenir. Or, la lutte rationnellement conçue implique une connaissance précise de la mentalité de l’adversaire, une appréciation objective du rapport des forces afin d’éviter l’aventure et les risques inutiles qui aggraveraient notre situation.»
Une telle lucidité à laquelle appelle Bourguiba manque encore cruellement à certains de nos inconscients politiciens, relevant de différents bords de l’échiquier politique, et qui refusent de méconnaître la réalité de l’État hébreu, se comportant comme le fou refusant de tenir compte du réel qui lui échappe et dont lui-même ne relève plus.
«Éviter toute précipitation dictée par la passion, agir avec discernement, en vue d’arriver au but, voilà l’essentiel», conseille aussi Bourguiba; et plus que jamais, ses propos restent valables pour notre classe politique actuelle. Il en va pareillement de ce qu’il ajoute : «Si toutes ces conditions sont réunies, alors notre cause triomphera, d’autant plus sûrement que le Droit est de notre côté.»
Se demande-t-on assez, justement, comment il se fait que les Arabes, bien que le droit ait été de leur côté, soient arrivés à ne plus réussir de le faire accepter par la communauté internationale ni de pouvoir s’en réclamer ainsi qu’il a été défini par la légalité internationale ? N’est-ce pas parce qu’ils en sont arrivés, à force de passion creuse et de vaine grandiloquence, à défaire par des initiatives insensées et des déclarations écervelées l’écheveau de leurs droits, le réduisant à une peau de chagrin, affaiblissant dans le même temps le soutien des mieux intentionnés à leur égard ?
Cesser l’instrumentalisation de la cause palestinienne
Comment donc aboutir à une solution avec un ennemi qu’on n’hésite toujours pas à diaboliser au lieu de faire l’effort de le considérer en ce partenaire qu’il ne peut que finir par être si notre volonté est sérieuse d’une négociation appelée à être juste et équitable, sans concessions, mais sans emphase ni enflure?
Le b.a.-ba de toute négociation sérieuse est l’égalité des partenaires, et l’issue heureuse de tout conflit est la fatalité de pareille négociation; sinon, c’est la loi du vainqueur qui fait forcément de nous des vaincus, malgré nos titres et nos droits. Or, l’histoire n’est jamais tendre avec les vaincus.
N’est-il pas venu le temps d’apprendre comment faire accepter notre droit de vivre en paix avec les juifs au lieu de continuer à débiter des insanités sur leur compte qui ne font que caricaturer notre culture, pourtant fondamentalement ouverte à l’altérité, violentant dans le même temps nos valeurs humanistes?
Comme si l’injustice subie devait nous autoriser n’importe quel comportement ; surtout de verser, consciemment ou inconsciemment, dans un racisme à peine voilé ! Or, comble de loufoquerie ou du drame, c’est une telle attitude de notre part qui permet à Israël de masquer ses propres relents racistes à l’égard des Palestiniens!
«Pour aboutir au but, notre action exige loyauté, sérieux et courage moral», affirmait Bourguiba; où est passée notre loyauté? Où est notre sérieux si promptement affiché? Où se cache notre courage moral à dire le vrai envers et contre tous, y compris soi-même ? Car «il est extrêmement facile de se livrer à des proclamations enflammées et grandiloquentes, ajoutait encore le grand homme, mais il est autrement difficile d’agir avec méthode et sérieux». Et de continuer, s’adressant d’outre-tombe aux Arabes d’aujourd’hui : «S’il apparaît que nos forces ne sont pas suffisantes pour anéantir l’ennemi ou le bouter hors de nos terres, nous n’avons aucun intérêt à l’ignorer, ou à le cacher. Il faut le proclamer haut.»
Bourguiba a eu beau rappeler que «notre défaite et l’arrêt de nos troupes aux frontières de la Palestine prouvent la déficience de notre commandement. L’impuissance des armées à arracher la victoire malgré l’enthousiasme des combattants était due à ce que les conditions de succès n’étaient pas réunies», rien n’y a fait; on continue, aujourd’hui encore, au pays même de ce visionnaire lucide, de s’enflammer et de pérorer, non pas pour la Palestine, mais pour les retombées de politique interne que pareilles surenchères politiciennes sont censées assurées. Or, cela n’est même plus sûr, car dans la Tunisie d’aujourd’hui, tout un chacun connaît désormais le caractère oiseux sinon funeste d’une telle langue de bois.
Plus que jamais, ainsi que le disait Bourguiba en conclusion de son discours mémorable, «il est nécessaire d’appuyer les sentiments et l’enthousiasme par une vision claire des données du problème, pour que notre action soit pleinement efficace.»
Aujourd’hui, comme hier, cela suppose de laisser les Palestiniens gérer leurs propres affaires; ils sont assez grands pour cela et disposent d’élites appréciables et appréciées. Il nous faut juste, en tant que pays frères, les aider dans leurs revendications légitimes, et ce non pas en ignorant l’État d’Israël, mais bien au contraire en développant avec lui des relations sereines de nature à nous donner, chacun selon son génie propre, l’espoir d’influer sur sa politique et en tout cas, pour le moins, ne plus lui permettre de tirer argument de notre attitude négative et destructrice pour se présenter en victime ostracisée bien qu’il soit objectivement l’agresseur.
Prendre Israël à son propre jeu
Dans ce fameux rôle d’agresseur se faisant passer pour l’agressé et dont Israël a continûment joué à merveille, nous avons été pour le moins ses complices objectifs. Le temps n’est-il pas venu d’enlever de son jeu faussé cet atout majeur dont il use et abuse encore, l’argument d’ostracisme dont il dit à raison être victime, ayant même le loisir de l’assimiler — et pas toujours à tort — à une attitude hostile versant bien souvent dans la xénophobie quand ce n’est pas carrément du racisme? Ainsi a-t-il beau jeu, grâce à notre impéritie, de cacher par nos turpitudes les siennes propres !
«Nous arrivons au but disait Bourguiba, il y a si longtemps déjà. Nous n’aurons pas à passer dix-sept ou vingt années encore à nous lamenter vainement sur ‘‘la patrie perdue’’. Nous en tenir aux sentiments serait nous condamner à vivre des siècles dans le même état. Ce serait l’impasse.» Et de conseiller de «parler franchement aux peuples». Quand en finira-t-on donc avec une cette langue de bois qui retient nos responsables de la sincérité à laquelle appelait Bourguiba?
Feu Yasser Arafat et d’autres chefs d’Etat aux funérailles de Bourguiba, le 8 avril 2000, à Monastir.
Méditons encore, comme il y invitait ses auditeurs palestiniens, les propos de notre grand visionnaire : «Chacun de nous aura à rendre compte à Dieu et à sa propre conscience, de ses intentions et de ses actes. Mon vœu le plus cher est que les musulmans vivent dans une communion des cœurs encore plus étroite, que les dirigeants réalisent entre eux une meilleure compréhension et combattent tous les complexes de quelque sorte que ce soit : complexes d’infériorité vis-à-vis de l’ennemi dont on serait tenté de surestimer les forces, sentiments de supériorité qui risqueraient de nous précipiter dans une catastrophe que nous pouvons sûrement éviter, grâce à un recours incessant à la raison et à l’intelligence.»
Nous pouvons et nous devons reprendre mot à mot ce propos pour notre politique à l’égard d’Israël aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard. Nous pouvons juste y ajouter qu’en ce monde globalisé, en notre pays qui a inauguré le printemps de la démocratie en terre arabe, il nous faut aussi oser renouer avec un temps pas si ancien pourtant où Arabes musulmans et juifs communiaient dans la fraternité la plus totale. Et cela était d’autant plus remarquable que les chrétiens persécutaient alors souvent ceux qu’ils prétendent défendre aujourd’hui contre les Arabes musulmans.
Renouons donc avec nos fondamentaux de tolérance et d’ouverture à l’altérité, retrouvons cet esprit d’entente exemplaire avec nos cousins juifs, et on contribuera alors bien plus utilement à la solution de la cause palestinienne sans renier en rien les droits palestiniens tels que définis par la légalité internationale foulée au pied par ceux qui s’en réclament grâce à notre complicité objective.
Si les bases de notre diplomatie doivent être refondées en s’enracinant de nouveau dans les meilleures traditions du pays, cet enracinement doit être dynamique, révolutionnaire même, en étant inspiré par les exigences populaires du moment, exigences évoluant avec le temps.
Aussi, outre la libre circulation, il est temps aussi que l’on cesse de prélever sur les biens du peuple, déjà maigres et par trop spoliés par l’ancien régime maffieux, de quoi rembourser la dette de ce régime. Elle constitue, en fait, une dette scélérate et doit être dénoncée par la Tunisie si les débiteurs ne prennent pas l’initiative de l’effacer sur la demande expresse du nouveau gouvernement.
Nous rappelons ici que la morale internationale commande bien plus qu’une simple renégociation de dettes semblables, d’autant plus que l’effacement ne léserait nullement les créanciers d’un pays dont l’économie est étroitement imbriquée dans la leur. De plus, les économies à faire sur le service de la dette ne peuvent que se traduire par des mesures de relance de l’économie du pays dont les retombées seraient forcément bénéfiques à ses créanciers actuels eu égard à l’état de dépendance de notre économie du marché européen.
Donnez votre avis