S’ils avaient vécu en Tunisie après janvier 2011, Omar Khayyam et Abou Nouwas auraient-ils pu s’exprimer aussi librement qu’ils l’avaient fait en leur époque ?
Par Dr Mounir Hanablia *
Récemment, un disc-jockey dans une boîte de nuit de Hammamet, une station balnéaire et touristique, a fait une grosse bourde. Il pris la liberté de diffuser un appel à la prière mixé sur fond de musique moderne alors que les gens dansaient et que comme d’habitude dans ces endroits branchés l’alcool coulait à flot, que les jeunes de tous les sexes s’y déhanchaient lascivement, et que presque toutes les formes de péchés bibliques s’y donnaient libre cours.
Péché de jeunesse? Provocation délibérée? Impolitesse extrême? La réaction des autorités a été leste: fermeture de la boîte de nuit, arrestation du propriétaire et le disc-jockey prié de quitter le pays illico presto. Pour sa sécurité, dira sans ciller le gouverneur de Nabeul.
L’incident peut il pour autant être considéré comme étant clos sur cette note judiciaire?
Le fait religieux au service de motifs électoralistes
Le fait est là, il y a des gens qui considèrent désormais de leur droit, sinon de leur devoir, de manifester publiquement le peu de considération qu’ils entretiennent à l’égard du fait religieux, et ce dans l’espace public. Des gens qui s’estiment peut-être menacés dans leur manière de vivre par des mouvements politiques fondamentalement violents qui manipulent un discours et des symboles religieux souvent identiques à ceux des terroristes et qu’ils suspectent de n’user du fait religieux que pour des motifs purement électoralistes.
Est-ce là un courant majoritaire? Nullement! c’est très probablement celui des marginaux qui ne peuvent s’assumer et s’extérioriser que dans ce genre de bouges de basse moralité, mais dont l’existence même pose au pouvoir politique des questions dangereuses auxquelles il ne saurait se soustraire sans dommages, à savoir la place qu’occupe la religion dans une société séculière, et ses relations avec le milieu civil non religieux. Car fatalement, et eu égard à la réaction des autorités, un fait s’impose : si l’atteinte aux symboles est punie par la loi, comment se fait-il que des faits ayant attenté au caractère sacré de la vie humaine n’aient pas été traités avec la rigueur et la diligence qui s’imposaient? Et non moins inévitablement une autre question surgit alors, celle de la place respective du fait humain et du fait religieux non seulement par rapport à la raison sociale, mais aussi par rapport au droit et à la justice.
Beaucoup penseront sous nos cieux que ce disc-jockey, sans doute plus bête que méchant, mérite un châtiment, qui pour ne pas être biblique, ne serait pas moins wahhabite. Mais est-ce que le fait d’avoir outragé les croyants est plus criminel que celui de tuer un être humain? Car on a malheureusement vu des gens responsables directement d’un décès, survenu dans des circonstances plus que suspectes au vu et au su des autorités, être relaxés.
De bons musulmans dans des lieux de perdition
Il y a donc dans notre pays, entre la justice, la mort, le sacrilège et la liberté un rapport morbide qui devrait être éclairci d’urgence, sous peine de voir des pans entiers de la société frappés de névrose.
Et si on en revient aux termes du délit, pour peu qu’on soit convaincu qu’il y en eût un, il faudrait considérer que, là où il a eu lieu, les croyants pouvaient être choqués, ce qui est à tout le moins paradoxal en un lieu consacré à l’hédonisme païen où, habituellement, ils ne sont pas légion; mis à part bien sûr les ouvriers chargés de l’entretien, les gardiens des locaux, et, pourquoi pas, les policiers en civil ou non, dont la fréquentation des lieux, pour des raisons professionnelles, n’empêche souvent pas un fort attachement religieux, on se rend bien sûr compte que, comme partout dans le monde, les lieux de plaisir constituent des postes d’observation de choix pour l’autorité, et que surtout et naturellement, grâce aux technologies de la communication globale, des événements insignifiants acquièrent une répercussion hors de proportion avec leur portée réelle: il s’est trouvé des âmes charitables qui se sont empressées en filmant l’événement et en le libérant sur la toile, de faire d’un acte de mauvais goût témoin d’un manque d’éducation flagrant, un fait offensant dont tout témoin de Jakarta à Casablanca se sentirait agressé.
Pourtant, si l’affaire a pris les proportions que l’on sait, c’est que, justement, parmi les épicuriens, présents sur la scène, certains n’avaient paradoxalement pas oublié les attaches qui les lient dans la vie de tous les jours au sacré, même si ce sacré leur faisant obligation de continence et de tempérance, aurait dû les inciter à s’abstenir de fréquenter de tels lieux censés être de perdition.
Lieux purs et lieux impurs
Il faudrait donc pour examiner l’affaire la situer déjà dans son environnement exact, celle d’un lieu consacré non pas au créateur de l’univers, mais au plaisir, et dont la reconnaissance même constitue justement un pied de nez lancé par l’Etat en voie de sécularisation au pouvoir divin censé régir l’autorité politique.
Que cette autorité politique là, par la voix de du préfet, finisse par solliciter la justice au nom de la protection des valeurs sacrées a donc d’autant plus de quoi étonner que les faits incriminés se soient déroulés en dehors d’une mosquée où ils ne pouvaient normalement offenser qui que ce soit. Qui plus est, et pour peu qu’on considère que le pays soit partagé entre lieux purs et lieux impurs, il faudrait savoir pourquoi des gens issus des lieux purs, c’est-à-dire les mosquées, sont allés agresser des gens impurs dans des lieux impurs, sans que l’autorité n’ait pris la peine de fermer ces lieux de la pureté.
Incitation à la haine et à l’intolérance que cet «adhan» (appel à la prière) mixé? Peut-être, à cette exception près qu’il y a des gens qui considèrent Abdel Basset Abdessamad comme un dangereux hérétique ayant transformé le Coran en intonations vocales émouvantes qui en ont fait oublier les paroles ! Mais dans ce cas comment expliquer ces imprécations contre les juifs et les chrétiens qui, à chaque vendredi, s’abattaient sur leurs têtes?
En fait dans le contexte des guerres du Moyen-Orient et du conflit israélo-arabe, éternel recommencement des guerres de Yathreb et de Khaïbar, ces appels étaient considérés comme allant de soi, et c’était évidemment avant les appels au jihad lancés dans les mosquées contre Bachar l’impie par les zélotes inconscients qui se sont incrustés dans nos mosquées, au moins pour un temps.
Il faut donc en réalité en arriver à la conclusion suivante : là où le croyant n’est pas censé se trouver, on n’a pas le droit de railler son Dieu. Là où il se trouve, il a le droit d’appeler la foudre sur les Dieux des autres.
C’est là apparemment ce qu’on pourrait comprendre de l’apologétique suspecte parce que purement politique, usée par l’autorité, et se rapportant à une illusoire nécessité de défendre «nos» valeurs sacrées.
Fallait il pour autant pour l’Etat adopter une telle prise de position, qui en fin de compte, en concédant la réalité du sacrilège et en promettant d’y faire justice, dissuaderait tous les violents de la foi d’agir?
C’est là un calcul dangereux qui a déjà démontré ses limites, mais toujours est-il que l’affaire actuelle survient dans un contexte particulier qui voit depuis quelques semaines des imams radicaux comme Ridha Jaouadi à Sfax ou Bechir Belhassen à Msaken renaître de leurs cendres comme le phénix sur le thème de la campagne contre l’alcool et des villes comme El-Jem se soulever pour les mêmes raisons.
Or depuis le califat abbasside les lieux de plaisir et l’ivresse, avec leurs inévitables excès, ont toujours fait partie de l’environnement arabo musulman, à la différence près qu’en ces temps-là, l’autorité politique déchargée de la nécessité de satisfaire un électorat mi-religieux mi-épicurien, ne dramatisait pas, et n’était pas tenue de dispenser un discours moralisateur dont l’inanité n’a d’égal que la mauvaise foi. S’ils avaient vécu à l’époque actuelle, Omar Khayyam ou Abou Nouwas n’auraient certainement pas pu s’exprimer dans ce pays ci-après Janvier 2011.
On peut être contre la consommation de l’alcool, ou ses excès, et pour la tempérance; encore faudrait en avancer des raisons valables et raisonnables. La raison, c’est la le maître mot.
* Cardiologue, Gammarth, Hammamet.
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