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Bloc-notes : Quelle réconciliation en Tunisie?

Pour accélérer la réforme du pays, le chef du gouvernement sera bien inspiré d’utiliser les outils administratifs disponibles pour contourner les obstacles, politiques et juridiques.

Par Farhat Othman *

La semaine écoulée a été bien chargée en événements dans le pays par ce qui a pu sembler relever, politiquement, du lourd et même du très lourd, avec l’affaire de l’expulsion du prince du Maroc intervenue à la veille de l’adoubement de la nouvelle équipe gouvernementale, ou encore l’adoption, dans une atmosphère de corrida, de la loi sur la réconciliation administrative.

Toutefois, pour sûr, ce qui se révélera durablement le plus important pour le pays, c’est ce qui a pu paraître, sur le coup, de plus léger en termes politiques et juridiques.

Consolider la réforme par circulaire

Il s’agit de ce texte assez anodin qu’est la circulaire abrogeant une norme illégitime contrariant le droit souverain de la musulmane à se marier sans considération de la confession de l’élu de son coeur. Malgré son poids politique et juridique subalterne, ce texte aura les plus grandes retombées en termes psychosociologiques dans la société. Ses conséquences dans la vie de la nouvelle Tunisie seront énormes, assurément, augurant d’autres avancées majeures pour consolider l’État de droit et le vivre-ensemble démocratique.

Aussi, le chef du gouvernement sera bien inspiré de ne pas négliger l’utilisation à bon escient d’un pareil outil performant, et ce en songeant à y recourir pour poursuivre la réforme du pays, accélérant ainsi sa trop lente cadence, contournant les obstacles, politiques et juridiques.

En effet, malgré ou à cause de son formalisme limité, un tel instrument permet des mesures redoutables de nature à vider de leur effectivité les lois obsolètes qu’on n’arrive pas encore à abolir faute de courage politique, assainissant une situation délétère dans le pays, génératrice d’un manque de confiance flagrant dans sa législation.

Nous en citerons des exemples infra dans le cadre de la réforme souhaitée par circulaire. Signalons juste ici que la réaction à la dernière loi votée démontre amplement la nécessité de telle réforme : faute de confiance, l’esprit des Tunisiens n’est pas prêt à la réconciliation. La cause principale réside, bien évidemment, dans le fait qu’elle a lieu dans un environnement loin d’y être prêt du fait de l’absence de l’assainissement susvisé afin que la justice profite à tous à travers le principe cardinal de la présomption généralisée d’innocence.

Une réconciliation ne peut être sélective

Outre la bronca au parlement, indigne certes de la part de ses auteurs, mais traduisant un malaise qui n’épargne pas la société civile et qui gagne aussi les milieux censés plus responsables, la loi sur la réconciliation est symptomatique de ce qu’il ne faut pas faire.

Si elle part d’un bon principe, elle le galvaude, car elle en fait bénéficier certains à l’exclusion d’autres, puisque les injustices dans l’administration ne manquent pas, loin d’avoir été toutes levées. On ne compte plus les fonctionnaires ayant été brimés par l’ancien et le nouveau régime et qui ne sont pas concernés par cette loi, n’ayant pas fauté. J’en suis un exemple.

Il s’agit de cas d’injustice avérée à l’égard d’agents du service public auxquels on refuse leur droit — non pas à réparation, ce qu’ils ne demandent même pas — mais à la levée de l’injustice les frappant toujours. On argue, selon les cas, de l’ancienneté de l’injustice, de l’absence de jugement la validant, ou encore de l’âge de la retraite atteint. Or, pour ce dernier argument, évoqué même quand la réclamation a été introduite longtemps avant cet âge, l’administration ne fait que se prévaloir de sa propre turpitude, son impéritie en la matière.

C’est ce qui montre que la réconciliation voulue par la dernière loi n’est pas saine, n’ayant pas lieu pour tout le monde. Cela ne fait qu’illustrer les contradictions du gouvernement qui, par ailleurs, plaide pour l’allongement de la durée du travail pour résorber le déficit des caisses sociales, alors qu’il refuse, par exemple, le maintien en activité des fonctionnaires compétentes qui le souhaitent, une circulaire impérative ayant été éditée en ce sens en 2016.

Une telle contradiction, relevant quasiment de la mauvaise foi, apparaît dans l’attitude à l’égard du déficit des caisses de sécurité sociale. Pourquoi donc ne pas s’attaquer aux raisons véritables de leur situation actuelle, tenant pour une grande part dans ces pensions injustifiées de retraite servies à ceux qui n’ont pas cotisé parmi les profiteurs du changement de régime, les opposants politiques ou ceux censés le servir en tant que députés?

De telles aberrations alimentent, sans conteste, le sentiment d’injustice généralisée prévalant dans le pays, faisant que l’on n’y soit pas encore tout à fait prêt pour une réconciliation apparaissant forcément sélective, une sorte de loi de copains pour des coquins.

On doit songer, tout d’abord, à agir dans le sens d’une plus grande justice pour tous afin de cultiver ce sens manquant dans le pays à la réconciliation. Un travail de pédagogie politique est impératif. Il peut parfaitement bien être entrepris par le chef du gouvernement malgré les obstacles nombreux. Ainsi, il sera ainsi bien inspiré de recourir à la méthode évoquée ci-dessus, utilisée avec succès pour le droit des femmes à un mariage libre. Nous en synthétisons l’esprit autour du principe de présomption d’innocence, emblème d’une justice profitant à tous.

Pour le chef de gouvernement, un travail de pédagogie politique est impératif.

La présomption d’innocence pour tous

Par circulaire ou décret ministériel, on pourra agir pour que la présomption d’innocence soit la règle dans le pays, muant même en une présomption de justice ou d’absence d’injustice. Ce sera déjà le cas avec la levée de l’injustice relativement aux situations pendantes dans les administrations, trop nombreuses encore pour relever de l’exception confirmant la règle. Il suffit à M. Chahed de s’en assurer en consultant les dossiers gelés à la direction de la fonction publique; elle est bien sous sa responsabilité directe.

Outre ces cas, le même principe doit être évoqué à propos de sujets hautement sensibles où l’action est d’autant plus possible et impérative qu’elle ne relève que de la bonne volonté politique. Citons, pour rebondir sur l’actualité de l’arrestation d’un imam pour homosensualité (selon mon néologisme), le premier domaine où le chef du gouvernement, ou l’un de ses ministres, pourrait agir à bon escient. Il aura à oser décider, par texte administratif normatif, en application des normes s’imposant à tous, la mise hors-la-loi du test anal et l’interdiction d’y recourir en Tunisie. Ainsi obligera-t-il les juges à libérer les victimes d’une loi honteuse qu’on se rend indigne de ne pas abroger sans plus tarder. En effet, étant incapable de s’attaquer à la loi, on peut ainsi empêcher son application en prohibant le recours au test anal.

Bien évidemment, il y a encore mieux : des instructions claires pour les fores de l’ordre de ne plus arrêter les gays, et pour le parquet de ne plus les déférer aux juges; mais a-t-on le courage politique d’oser une telle action éthique? Prenant au mot M. Chahed qui évoque l’exemple d’un calife, qu’il se comporte à l’instar d’un autre, le premier des Abbassides qui a ordonné de punir, à Bagdad, de la peine doublée de celle infligée à la personne arrêtée quiconque dénonce un ivrogne. Une bonne mesure de dissuasion ! Pourquoi donc l’instruction ne sera-t-elle pas que seront engagées des poursuites contre quiconque arrête un gay pour infraction au respect de la loi privée et violation de la législation en matière de libertés privées?

Un autre texte informel pourrait apporter le même assainissement salutaire en matière de consommation et de libre commerce d’alcool en abrogeant les circulaires illégales et illégitimes y relatives. Il n’est plus un secret pour personne que ce sont les actuelles limitations injustifiées en la matière qui encouragent, non seulement l’alcoolémie, mais aussi et surtout le trafic; car la libre vente d’alcool n’encourage pas, mais diminue les cas d’ivrognerie en agissant sur le syndrome du manque qui encourage l’excès.

Citons un dernier cas d’action impérative en matière de présomption d’innocence à consacrer par circulaire ou acte technique ne nécessitant pas une loi : le cannabis, cette drogue douce qui ne relève pas de la liste des stupéfiants. On mettra ainsi fin aux ravages de la loi scélérate de la dictature, qui n’a pas été abolie par la dernière réformette maintenant un délit qui n’a pas lieu d’être, le cannabis étant moins nocif que le tabac.
Pour cela, il suffira d’ordonner le retrait de la cannabine de la liste des stupéfiants, ce qui prémunira notre jeunesse des rigueurs d’une loi de l’ancien régime dont les turpitudes éclaboussent l’actuel, étant toujours en vigueur. Avec un tel retrait, sa portée n’atteindra plus les innocents consommateurs de cannabis.

* Ancien diplomate et écrivain.

 

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