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Tunisie : L’«austérité vertueuse»… une impasse perfide et dangereuse !

L’absence d’une volonté politique de changer la donne économique en Tunisie tient moins de l’incapacité, de l’inaptitude, ou de l’inhabilité que de l’exigence inavouée de préserver le «statu quo ante» et de restaurer l’ordre social déchu… à quelques nouveautés formelles près !

Par Hédi Sraieb *

Les forces sociales et politiques en Tunisie seront-elles en mesure de défier la fameuse loi empirique de Murphy qui énonce que «tout ce qui est susceptible de mal tourner tournera nécessairement mal.» ? Dit autrement «s’il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu’au moins l’une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un pour emprunter cette voie».

À l’évidence, nous n’échapperons pas tôt ou tard, nous dit-on, à ce qu’il convient d’appeler dans le langage courant : une politique de rigueur, de rationalisation, d’assainissement, de déflation compétitive, et bien d’autres expressions, mais qui suggèrent toutes un même objectif et unique logique : une réduction des déficits jumeaux : publics et parapublics d’une part et des opérations extérieures courantes et en capital.

Un effort équitablement réparti et égalitairement partagé par tous

Les prémisses d’une telle politique d’austérité ont été susurrées, du bout des lèvres, usant de termes aussi neutres que possibles – termes, par ailleurs, chers à nos distingués économistes –, telles que «conduite des réformes structurelles», «rationalisation de la compensation», «réduction des dépenses inutiles». Des termes qui sous-entendent un effort équitablement réparti et égalitairement partagé par tous. Dans le discours officiel des derniers gouvernements comme d’une large frange des élites intellectuelles et politiques, il n’y aurait pas d’autre alternative… Le fameux TINA de Mme Thatcher.

Mais voilà cette politique et ses attendus – qui tardent manifestement à se mettre en place – ne rencontrent pas l’adhésion la plus large possible… loin s’en faut. Les élites dirigeantes et leur porte-voix se rendent compte que le message ne passe pas bien et qu’il nécessite un effort de pédagogie ! D’où les atermoiements du gouvernement du moment, annonçant une mesure un jour, la corrigeant le lendemain. Une indétermination qui témoigne à sa manière d’une peur manifeste des risques encourus.

Le récit consistant à dire que ces réformes seront douloureuses nécessitant sacrifice et patience n’est pas entendu. Car l’énoncé à toutes les peines du monde à faire croire que ces choix de réformes n’auraient pas d’effets différenciés, dissemblables, sur les diverses catégories sociales du pays. Autrement dit des effets contrastés selon que l’on se situe en haut ou en bas de l’échelle sociale !

Exemple emblématique de la dernière période: puisque les caisses de retraites sont en déficit, il faut et il suffit d’augmenter l’âge du départ à la retraite et de réduire par des artifices sophistiqués de calcul les montants attendus des ayants droits.

D’autres solutions auraient pu être discutées comme un impôt sur les transactions financières, une taxation sur le patrimoine, l’élargissement de la base des cotisations sociales et la récupération des montants cumulés d’impayés. Vous n’y pensez pas vous rétorque-t-on, comme s’il s’agissait d’un crime de lèse-majesté, d’un sacrilège blasphématoire !

Les limites de la gouvernance par les nombres

Il en va ainsi de toutes ces réformes avancées, mais à chaque fois avec la même argumentation. Un principe unique y domine : «La gouvernance par les nombres» a pris en effet le pas sur toute autre considération. Une logique strictement comptable fait dire, par exemple, que réduire le nombre de fonctionnaires et assimilés permettrait de revenir progressivement à l’équilibre budgétaire. Un raisonnement mécaniste et linéaire qui omet sciemment de préciser les conséquences «collatérales» dangereuses que cela impliquerait : telles, la perte de substance de l’administration (départ des plus aguerris et des plus qualifiés), la désorganisation des services, la rupture des chaînes de commandement.

Les pouvoirs ne disent mot, non plus, sur une réforme de l’enseignement qui dans le même temps perdrait ses meilleurs instituteurs et professeurs (seuls capables de se reconvertir), de la réforme de la santé qui voit d’ores et déjà ses professionnels les plus expérimentés quitter le service public pour de meilleurs conditions d’exercice de leur activité, soit dans le privé soit à l’étranger.

Que dire des autres services publics, de la sécurité sociale et des «biens communs» : l’eau, l’électricité et le gaz, les transports. Quelques données chiffrées habilement utilisées et le tour est joué !

«Cette gouvernance par les nombres» aura tôt fait de fragiliser un peu plus un corps social déjà éprouvé dans son quotidien comme dans son devenir (forte inflation, inemploi et chômage de masse). Ces réformes telles qu’envisagées, par ailleurs soufflées et murmurées par le FMI et consorts, vont au bout du compte accentuer la polarisation sociale : une économie à deux vitesses, une santé et une éducation à deux vitesses. Sûrement pas pour le meilleur, mais pour le pire de ce «vivre ensemble» qui n’en finit pas de se dégrader. «Une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un pour emprunter cette voie».

Sur le plan strictement économique, la réduction des dépenses budgétaires aura pour effet une contraction de la demande (tant de la consommation que de l’investissement), demande qui reste le principal moteur de la croissance. Autrement un double échec : social et économique !!

Nul besoin de convenir avec d’autres «bien-pensants» qu’il existe des «sureffectifs» ici et là. Mais ces derniers sont une conséquence et non une cause des difficultés du moment. Ils résultent de facteurs convergeant : des politiques laxistes cherchant à acheter «la paix sociale», de la puissante récession depuis près d’une décennie (trois fois moins de croissance) et du désengagement de l’Etat de la nécessaire modernisation et diversification du tissu économique et des services aux citoyens.

La question lancinante du financement et du besoin de devises

Mais les vraies problèmes sont ailleurs : tout, peu ou prou, se cristallise et vient buter sur la question lancinante du financement et par là du besoin de devises ! Une contrainte qui est devenue étouffante tel un nœud coulant qui se resserre de plus en plus ! Cette absente de carburant signifierait asphyxie !

Une vérité qu’il n’est plus besoin de démonter. Tous les gouvernements qui se sont succédé ont recouru massivement à l’endettement. Le dernier en date ne fait que suivre la même trajectoire de fuite en avant ! Au point que près de 20% des emprunts nouveaux servent au remboursement des précédents !

Au bout de cette politique d’austérité qui ne dit pas son nom, une double impasse : économique et financière d’une part, du fait même de la contraction de la demande. Une demande prise dans le double piège d’une baisse du pouvoir d’achat (désindexation et gel des salaires Vs. inflation) et une non reprise de l’investissement (coûts croissants de l’accès au crédit et renchérissement des équipements importés) !

Sociale et politique, d’autre part, car cette politique va générer de nouvelles iniquités aggravant celles existantes. On ne peut qu’être consterné, d’ores et déjà, par la fuite éperdue de milliers de personnes à l’étranger. «Un exode de forces vives» qui ne semble pas affecter ni émouvoir les élites dirigeantes !

Pire… le gouvernement fait preuve d’une brutalité froide, d’un cynisme effronté, lorsqu’il se répand en affirmant que l’Etat ne peut pas tout ! Et d’ajouter à l’adresse des chômeurs… qu’ils créent leur propre emploi. Une impudeur quasi obscène, mais gare au retour de manivelle. ! Abraham Lincoln disait fort justement : «On peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps.»

Il y a bien sûr d’autres solutions mais elles sont jugées a priori chimériques, irrecevables dans le contexte des relations internationales et des choix réitérés de partenariats stratégiques des pouvoirs.

Des solutions pourtant existent, il faut juste en avoir le courage

Parmi ces solutions, la restructuration de la dette ! Une hérésie ! Et pourtant de nombreux pays ont pu l’obtenir en situation de crise aiguë de façon officielle mais aussi officieuse et discrète (négociations du club de Paris). Une bouffée d’oxygène qui s’élèverait à plusieurs milliards d’euros… histoire de retrouver son souffle

Autre solution envisageable : le gel des importations (de façon négociée) de tout produit entrant en concurrence avec des productions locales de qualité équivalente. Un gel qui devrait s’étendre aux équipements lourds destinés à des activités privées qui entrent en compétition avec des services publics équivalents (santé, transports, éducation). La mise en œuvre de quotas d’importation de véhicules de «grand luxe».

Mais aussi :

– l’abandon des subventions octroyées aux carburants des véhicules particuliers (prix à la pompe); la mise en œuvre d’une sélectivité du crédit : bonification des taux d’intérêt pour les seules activités agricoles et industrielles (à l’exclusion des activités commerciales), et octroi prioritaire de devises;

– la constitution d’une cellule autonome de magistrats (parquet et instruction) dotée d’une force de police spéciale (financière et d’investigation) directement liée au premier ministre en vue de lutter plus efficacement contre toutes les formes de népotisme, de corruption, de blanchiment et mise en œuvre du principe de la repentance (délation des pairs).

Force est tout de même de constater que l’absence de volonté politique tient moins de l’incapacité, de l’inaptitude, ou de l’inhabilité que de l’exigence inavouée de «sauver ce qui peut l’être encore» autrement dit de préserver le «statu quo ante». Une politique manœuvrière donc, qui s’apparente silencieusement à une tentative de restauration de l’ordre social déchu… à quelques nouveautés formelles près !

À bon entendeur…

* Docteur d’Etat en économie du développement.

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