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‘‘L’Orient est rouge’’ de Leila Sebbar : Les femmes et les guerres d’Orient

Comment dire l’Orient qui était autrefois la Mecque des voyageurs, artistes et écrivains, devenu aujourd’hui rouge, un théâtre de guerres fratricides, de violences, et de terrorisme ? Leila Sebbar essaie de peindre cet Orient métamorphosé à travers douze nouvelles publiées chez Elyzad Editions en Tunisie, cet autre pays qui lui est si cher et où sont réédités certains de ses ouvrages.

Par Tawfiq Belfadel *

Après ‘‘La Seine était rouge’’, Leila Sebbar publie ‘‘L’Orient est rouge’’, des nouvelles qui sont centrées sur les guerres contemporaines d’Orient. Les personnages principaux sont primordialement des femmes. Les unes sont victimes des ces guerres, alors que les autres ont choisi d’être des soldats de Dieu.

La femme et ses représentations

La première nouvelle ‘‘Femmes d’Alger, filles de joie’’ emmène le lecteur dans un musée, La Maison des Arts, où est exposée une toile qui attire la colère d’un prédicateur religieux. Le tableau représente trois femmes d’Alger, belles et sensuelles, dans un harem, servies par une femme à la peau noire. Le prédicateur envoie ses soldats avec kalachnikovs pour détruire cette toile en leur criant : «Dieu n’a pas permis que la création artistique existe avant le Livre et la parole du Livre. Vous savez tous cela. Que l’œuvre illicite doit être détruite. Mais là, dans cette maison labyrinthique, vous devez arrêter à ces trois femmes dans une chambre orientale. Votre cible, ces Femmes d’Alger». (p. 10).

Dans cette nouvelle, l’auteure fait référence à la toile ‘‘Femmes d’Alger dans leur appartement’’ d’Eugène Delacroix (1798-1863), peintre qui inspira par la suite Assia Djebar (‘‘Femmes d’Alger dans leur appartement’’), et Tahar Ben Jelloun (‘‘Lettre à Delacroix’’). Le prédicateur poursuit : «Un infidèle s’est obstiné à les peindre. (..) Jusqu’où iraient-ils ces adorateurs du soleil qui se disent chrétiens.» (pp. 10-11).

Loin des images de terrorisme qui menacent l’art, Leila Sebbar offre des réflexions sur cette toile en particulier, et sur d’autres œuvres orientalistes qui ont causé un essaim de polémiques quant à la représentation dévalorisante de la femme algérienne, et sa réduction à un corps de plaisirs.

Les soldates d’Allah dans leurs appartements

L’auteure de ‘‘La Jeune fille au balcon’’ nous rappelle à travers une autre nouvelle ‘‘Kahena’’ la reine berbère qui lutta contre l’invasion arabe. Mais le personnage de cette nouvelle n’est pas une guerrière bercée par l’amour de la patrie; c’est une jeune fille qui rêve d’être un soldat de Dieu. Elle rejoint Daech et épouse un kamikaze qui donne la mort à des innocents dans une attaque terroriste. «Maman, maman… il est mort. Il est mort en héros, je le sais. J’aurais voulu mourir avec lui. Maman… au Bataclan. Des mécréants sont morts. Il a réussi. Je l’admire» (p. 28), dit Kahena avec joie à sa maman. Dans cette nouvelle, Leila Sebbar s’inspire des attentats de novembre 2015 qui ont déchiqueté Paris et Saint-Denis.

La nouvelle ‘‘Les trois sœurs’’ relate l’histoire de trois jeunes filles qui décident d’aller chez un religieux qui leur apprend le Coran, la vie du Prophète, et le Paradis. Un jour, elles sont enlevées par des soldats pour servir dans les maquis terroristes parce qu’elles sont «jeunes, jolies, sachant lire et écrire les versets du Livre. Un butin précieux» (p. 51).

Dans la nouvelle ‘‘Fille criminelle’’, une fille fugue pour rencontrer l’homme qui l’initiait sur Internet à la guerre au nom de Dieu. Celui-ci n’hésite pas de faire d’elle une odalisque, un objet de plaisirs pour ses amis, eux aussi soldats de Dieu. «Je veux aller en Syrie avec vous. Je veux me battre là-bas, sous vos ordres, pour le nouveau califat» (p. 64), dit- elle à son amant-maître.

Leila Sebbar, dans sa nouvelle ‘‘Le jour où elle a parlé’’, s’inspire des révolutions qui ont ébranlé le monde dit arabe, connues communément sous le nom de Printemps Arabe. La fiction raconte le quotidien d’une jeune fille muette, solitaire, qui descend un jour dans la rue pour participer à la Révolution. «On a regardé, on a entendu plusieurs fois un mot étranger ‘’dégage !’’ hurlé par les hommes et les femmes» (p. 93). Ce jour-là, la jeune fille a parlé.

L’auteure de ‘‘Fatima ou les Algériennes au square’’ s’inspire dans sa nouvelle ‘‘Le poète assassiné’’ de la poétesse légendaire Al-Khansaa. C’est l’histoire d’une femme qui est enfermée par des soldats de Dieu parmi d’autres femmes. On les insulte, frappe, viole. Elle pleure son frère, un poète assassiné dont elle cherche le cadavre.

La dernière nouvelle ‘‘La vagabonde de Palmyre’’ est un hommage à cette cité historique, greffée par diverses influences, ce musée d’Histoire à ciel ouvert, qui a été mutilée par les terroristes en 2015. La fiction relate le destin tragique d’une femme dont le mari s’est installé en Turquie, un fils-instituteur assassiné, et un autre fils devenu guerrier pour rejoindre le Paradis. Seule, elle se réfugie dans la cité de ruines Palmyre. «Une explosion. Deux, trois explosions… Elle ne les compte plus. Depuis son arrivée à Palmyre, où elle s’est réfugiée» (p.127), sur ces phrases chargées de violence, s’ouvre la nouvelle.

Ainsi, les nouvelles sont cousues par un fil commun : le destin des femmes pendant les guerres d’Orient. Les personnages sont très souvent dépourvus de noms : une façon de rendre universel ce danger qui guette les femmes, qu’elles soient victimes ou guerrières; le lecteur peut s’identifier et s’investir librement dans les textes.

Beaucoup de thèmes sont récurrents et dont certains constituent des mythes personnels pour Leila Sebbar comme le corps, la femme, la langue, et l’exil. «Mourir en terre étrangère, non. Mourir dans la langue de l’ennemi, non» (p. 103), dit un personnage déchiré par la mort de sa mère. En effet, l’auteure a consacré deux célèbres textes aux mystères de la langue et qui sont la clef de son œuvre: ‘‘Je ne parle pas la langue de mon père’’ et ‘‘L’arabe comme un chant secret’’.

Férue de poésie arabe, l’écrivaine insère çà et là des vers traduits de la poésie arabe. L’Histoire est omniprésente : on rencontre à la fois Eugène Delacroix, Gérard de Nerval, Zénobie la reine de Palmyre, et l’amoureux d’Istanbul Pierre Loti… Certaines nouvelles sont inspirées par des faits réels : les attaques du Bataclan, la fusillade des Juifs à Paris, la destruction de ruines à Palmyre. Çà et là se glissent des réflexions et des critiques de l’auteure sur des thèmes cruciaux comme l’orientalisme, la guerre, la religion, pour dénoncer ces images rouges qui menacent la condition féminine et souillent l’Orient, terre de beauté et de soleil.

Les nouvelles sont brèves, racontées souvent au présent pour mieux actualiser les thèmes. Nourrie de labyrinthes sémantiques, l’écriture est simple, aiguisée, dit beaucoup avec peu de mots.

Enfin, dans ce recueil de nouvelles Leila Sebbar peint le nouveau monstre qui menace le deuxième sexe : les guerres contemporaines d’Orient. C’est aussi un cri pour dénoncer ces images sanglantes qui ont dénaturé cette région du soleil, autrefois carrefour des civilisations.

Née en 1941 en Algérie de père algérien et de mère française, Leila Sebbar est une écrivaine de langue française. Elle est à la lisière de divers genres littéraires : romans, nouvelles, carnets de voyages, essais. Ses œuvres sont centrées sur l’exil et la mémoire. Elle est passionnée par le rapport Orient-Occident. Elle vit à Paris.

* ‘‘Leila Sebbar, L’Orient est rouge’’, éd. Elyzad, Tunis, 2017, 140p.

* Ecrivain et chroniqueur algérien. Auteur de ‘‘Kaddour le facebookiste’’ (2012), ‘‘La Femme chez Maissa Bey’’ (2015) et ‘‘Algérie, regards croisés’’ (2016) et ‘‘Sisyphe en Algérie’’ (2017).

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