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Pourquoi Ennahdha ne serait pas intéressé par la présidentielle de 2019 ?

Ennahdha ne serait pas de la partie à la présidentielle 2019 – en tout cas, pas directement ou publiquement –, pour de multiples raisons, notamment celle qui consiste à se concentrer sur le plus essentiel des pouvoirs, le législatif. C’est au Palais du Bardo que se joue le plus gros de la direction des affaires du pays.

Par Marwan Chahla

À l’occasion des deux premiers scrutins présidentiels post-révolutionnaires, le parti islamiste a choisi de ne pas concourir. En 2011, il a offert un bail présidentiel de trois années à son allié Cpriste, Moncef Marzouki, et s’est essentiellement occupé de la rédaction de la nouvelle constitution. Son autre partenaire de la Troïka, Mustapha Ben Jaafar, a hérité du perchoir de la Constituante – d’ailleurs, dans cette charge de la direction des débats et des travaux parlementaires, le secrétaire général d’Ettakatol était assisté par la Nahdhaouie Meherzia Laabidi.

Ennahdha laisse passer sa chance présidentielle, en 2014

Pour le reste, à savoir la primature, le Palais de la Kasbah a été confié à deux chefs de gouvernement islamistes, Hamadi Jebali et Ali Laarayedh. Là, en cette étape de la transition démocratique, il s’agissait pour Ennahdha d’un stage de formation à la direction des affaires du pays, d’un apprentissage, en quelque sorte, d’une meilleure connaissance et d’une infiltration des rouages de l’Etat…

En 2014, étant donné l’usure de l’exercice du pouvoir – même sur une courte durée de trois années –, la résistance et un certain éveil de l’opinion publique, Ennahdha, une fois encore, a laissé passer sa «chance» présidentielle, en ne présentant pas de candidat et en jouant à nouveau la carte Moncef Marzouki – tout en prétendant qu’il n’avait donné aucune consigne de vote à ses électeurs.

Cette fois-là, le parti islamiste s’était fixé l’objectif de sauver ses meubles législatifs – convaincu, à raison, que c’est toujours au Palais du Bardo que le véritable jeu du pouvoir se joue. C’est là, en définitive, que se décide le sort de deux sur les trois présidences du pays – celles de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et du gouvernement.

La mise nahdhaouie a été sauvée: aux législatives d’octobre 2014, le parti islamiste a tout de même obtenu 69 sièges à l’ARP. Certes, ses alliés de la Troïka ont été laminés, mais Ennahdha s’est classé deuxième, à 17 sièges seulement de Nidaa Tounes. L’équilibrage du paysage politique tunisien, sur lequel Béji Caïd Essebsi (BCE) comptait, a eu lieu: les Nidaïstes entamaient la nouvelle législature avec près de 40% des sièges à l’ARP et le bloc nahdhaoui détenait près de 32% – et les autres formations devaient se contenter du partage des 28% restants…

Viennent alors l’illusion de l’islamo-démocratie, l’idée consensuelle, l’alliance scellée entre Nidaa Tounes et Ennahdha et l’association du parti islamiste au pouvoir. Ainsi, les craintes nahdhaouies d’un retour de manivelle à l’égyptienne sont dissipées. La stratégie nahdhaouie du profil bas s’avérera payante: moyennant la caution accordée aux gouvernements d’Habib Essid et de Youssef Chahed, Ennahdha héritera de quelques portefeuilles ministériels et continuera, secrètement ou publiquement, à faire la pluie et le beau temps à l’ARP et dans le pays. Sans trop de visibilité, le parti islamiste poursuivra son petit bonhomme de chemin.

Le parti islamiste veut trouver un autre allié

C’est là, par exemple, que les stratèges de Montplaisir entameront leur travail de sape de Nidaa Tounes.

D’ailleurs, cette tâche n’impliquait pas beaucoup d’efforts pour les islamistes: depuis le jour où BCE s’est confortablement installé au Palais de Carthage, Nidaa Tounes allait tout naturellement s’effriter et mourir à petits feux. Le parti de BCE a commencé par perdre la confiance d’un large pan de l’électorat qui l’a porté au pouvoir et qui n’a pas apprécié ou compris qu’Ennahdha, leur ennemi juré, puisse devenir leur associé dans les aventures gouvernementales d’Habib Essid et de Youssef Chahed…

Dans le même temps, Hafedh Caïd Essebsi, désormais détenteur à lui seul de la patente nidaïste, a achevé cette chute libre du parti de BCE: entre démissions, départs, fractures, scissions et autres émiettements, Nidaa Tounes s’est retrouvé second à l’ARP, jusqu’à la confirmation de ce rang lors des municipales de mai dernier.

Ainsi, il est devenu clair que les chemins de Nidaa Tounes et Ennahdha pouvaient se séparer – sans trop de risques pour le parti islamiste: l’incertitude et la confusion se sont bien installées chez les nidaïstes et il était temps pour les stratèges de Montplaisir de changer leur fusil d’épaule et de trouver un autre allié.

C’est à l’occasion de l’Accord de Carthage 2 que le divorce Nidaa Tounes-Ennahdha est définitivement consommé. Le conflit éclate au grand jour au sujet du 64e point de cet accord: il s’agissait de voter pour ou contre le maintien de Youssef Chahed à la tête du gouvernement qui sera appelé à mettre en œuvre les 63 points du Carthage 2. En optant pour «la stabilité gouvernementale», Ennahdha a rompu le lien consensuel entre «les deux cheikhs».

Désormais, tout pourra se faire sans l’aval de BCE: Youssef Chahed se présentera devant l’ARP et obtiendra, le 12 novembre dernier, la confiance parlementaire à sa nouvelle équipe gouvernementale.

Missions accomplies pour Ennahdha: avec son premier rang à l’ARP, le parti islamiste a eu gain de cause en maintenant Youssef Chahed à la Kasbah; Nidaa Tounes a réalisé l’étendue de son effondrement et la faiblesse de sa position sur l’échiquier politique; BCE est renvoyé dans les étroites limites des prérogatives que lui accorde la Constitution; et Youssef Chahed est redevable envers Ennahdha de son sauvetage, de sa survie…

La preuve est donc donnée que le pouvoir véritable réside bel et bien au Palais du Bardo, que le destin du locataire du Palais de la Kasbah dépend du bon vouloir de l’ARP et que la fonction présidentielle reste honorifique ou, dans les meilleures des circonstances, périphérique…

La présidence de la République monnayable

Où en sommes-nous donc, aujourd’hui, à sept ou huit mois des échéances électorales de 2019 ?
Pour ce qui est du scrutin parlementaire du 6 octobre 2019, la seule certitude demeure l’assise forte – ou inchangée – du parti islamiste: bien qu’ayant été associé à la direction des affaires du pays pendant les cinq dernières années, la discrétion de cette participation gouvernementale d’Ennahdha devrait lui permettre d’échapper à l’analyse critique du bilan quinquennal 2014-2019. D’autres devront assumer la responsabilité de rendre des comptes aux électeurs… et, par conséquent, payer les frais élevés de la mauvaise gestion.

De plus, Ennahdha pourra toujours compter sur la fidélité et la discipline de ses troupes: ne l’oublions pas, être nahdhaoui reste une foi, une religion, c’est-à-dire une orthodoxie doctrinale qui – même si elle peut afficher parfois une façade politique respectable, même si elle promeut un discours modéré ou laisse la possibilité ouverte à certaines concessions– ne cède rien sur l’essentiel. Et l’essentiel pour le parti islamiste, cette entreprise doctrinale, demeure la conquête du pouvoir législatif…

Et dans cette compétition parlementaire d’octobre prochain, les chances nahdhaouies seront les moins affectées par la menace abstentionniste, les désenchantements de l’électorat ou toute autre forme de sanction… Le 6 octobre 2019, ce sera très certainement Nidaa Tounes qui, pour diverses raisons, paiera le plus sérieusement la lourde note des erreurs du quinquennat 2014-2019.

Inutile de beaucoup spéculer sur les scores des autres compétiteurs: le sort législatif qui sera réservé aux rivaux du parti islamiste est connu d’avance. Il est facile de deviner qu’aucune formation politique, à elle seule, ne pourra atteindre le seuil des 109 sièges parlementaires qui lui permettront de gouverner sans avoir à recourir à une quelconque alliance ou coalition.

Grosso modo, donc, la nouvelle distribution des cartes à l’ARP devrait déboucher sur la formation de quatre ou cinq groupes parlementaires – avec, selon toute vraisemblance, le bloc nahdhaoui en tête.

En cette position, le parti islamiste continuera à jouer le rôle influent de «faiseur de rois»: si l’on en croit certaines prévisions sondagières, avec ses 35 ou 40% des sièges parlementaires, Ennahdha pourra envoyer au Palais de la Kasbah qui il veut, faire les lois qu’il souhaite et bloquer ceux des projets de loi qui ne lui conviennent pas.

La présidence de la République, quant à elle, restera une fonction de prestige et Ennahdha serait disposé à la négocier, à la monnayer contre divers services, avouables et inavouables…

 

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